par Guillaume Guidoni
Corse-Economie
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Stagnation séculaire et investissement public : de l'importance du local


Taux bas, inflation faible, croissance atone, le scénario de la stagnation séculaire gagne en crédibilité. L'investissement public est une porte de sortie mais cela ne se fera pas sans changement du côté des collectivités locales.



Plus de 10 ans après la Grande récession, toujours autant de fragilités

Taux d’intérêt au plus bas, avec des emprunts à -0,05 % pour l’Etat français pour une dette à 10 ans (et à -0,35 % pour la dette allemande), des taux négatifs sur les échéances plus courtes, une obligation autrichienne de près de 100 ans qui se place à 1,17 %. Ce que l’on a longtemps cru impossible est devenue la norme sur les marchés obligataires. Dans le même temps, le potentiel de croissance des économies développées ne cesse d’être revue à la baisse, avec un rythme d’équilibre autour de 1 % globalement en Europe et un taux qui est désormais estimé proche de mais inferieur à 2 % au Etats-Unis. La pression sur les prix est faible, l’inflation dite « cœur » (hors énergie et alimentation, ces prix étant très volatils) fluctuant autour de 1 % depuis près de 5 ans en France. La déflation hante toujours les cauchemars des banquiers centraux.

Depuis la fin des trente glorieuses, la croissance par habitant dans les pays développés ne cessait de perdre en vigueur. Mais, 10 ans après la crise financière et la Grande récession, l’économie des pays développés connaît une cassure. En France, la croissance du PIB par tête en volume est inférieur à 1 % par an sur la décennie 2010 (2010-2018), une performance que le pays n’a connu qu’exceptionnellement. Selon les données sur longue période du CGEDD seules les décennies 1840-1850 et 1870-1880 sont sous 1 % / an. Compte tenu des imprécisions des données historiques, disons que seules le début du XIXe siècle et les décennies de la Grande déflation 1870-1890 sont aussi mauvaises. Pourtant, la stimulation monétaire a été inédite, avec des taux à zéro pendant très longtemps – et encore actuellement en zone euro – et des achats massifs d’obligations d’Etat par les banques centrales. Les déficits budgétaires ont été massifs pendant la crise et redeviennent importants pour certains, le déficit approchant 4 % du PIB en 2018 aux USA ou au Japon.

Dans le cas de la Corse, malgré des perspectives plus favorables, l’île sortant de sa phase d’une longue stagnation entre 2012 et 2015, l’activité économique est loin des performances des années 2000. L’économie s’est normalisée et sa croissance aussi. Les décennies précédentes montraient des divergences claires et un mouvement de rattrapage évident (déficit d’investissements privés et publics, différentiel de revenus, retard de taux d’activité), ce n’est plus le cas – en tout cas plus sur la même ampleur. Les évolutions des indicateurs économiques clefs, comme le PIB, le revenu disponible des ménages ou même les impôts prélevés, sont désormais proches des moyennes de la France de province. Par exemple, l’évolution du pouvoir d’achat par tête en Corse (estimé en prenant le revenu disponible par tête régional et l’inflation nationale) progresse près de 2 fois plus vite que celui des autres régions de province entre 1982 et 1987, puis passe sous la moyenne de province sur 1987-1990 et surtout sur 1990-1994 (conséquence de la Grande Récession Corse au début des années 90) puis retrouve un rythme 2 fois supérieur entre 1994 et 2009. Depuis 2010, l’évolution (en fait un recul) est quasi-alignée sur les régions de province.

Le scénario de stagnation séculaire gagne en crédibilité

Cette relative inefficacité des politiques macroéconomiques a fait revenir sur le devant de la scène la crainte de la « stagnation séculaire », ce qui était déjà le cas dans les années 30. En gros, dans un environnement de stagnation séculaire, l’absence de rupture en termes d’innovation se conjugue à une faible croissance démographique. Ces deux éléments provoquent une réduction de la demande. Elle se répercute sur l’investissement productif. Si l’épargne est abondante, il y a peu de projets assez rémunérateurs sur laquelle l’investir. Le potentiel de croissance fléchit. On peut lier ce thème avec celui sur les inégalités présenté par Thomas Piketty. L’environnement de faible croissance – faible au regard de l’histoire des 60 dernières années – pousse à une concentration des richesses, accentuant le déficit de demande et l’excès d’épargne.

Taux bas, démographie chancelante, concentration des patrimoines, faiblesse des gains de productivité… on retrouve aujourd’hui bien des éléments qui renforcent cette thèse dans les pays développés. Pour aller dans le détail, vous pouvez consulter les articles de Lawrence (Larry) Summers sur son site ou lire le papier de Gilles Dufrénot et de Meryem Rhouzlane (« Secular Stagnation: New Challenges for the Industrialized Countries in the 21st Century »).

Dans le cas du modèle économique corse, les risques de stagnation séculaire sont présents. La société reste parcourue de fractures sociales, avec une partie de la population coupée des bénéfices de la croissance. La focalisation économique sur les activités présentielles le rend particulièrement sensible aux chocs exogènes (énergie, tourisme, dépenses publiques) et endogènes (vieillissement rapide) sur la demande finale. La normalisation des processus de consommation et l’intégration aux marchés continentaux accentuent ce mouvement. Les politiques publiques, ciblant surtout la demande et le pouvoir d’achat, le parachève. La participation au marché du travail est faible, le tissu industriel peu développé, les gains de productivité modestes et l’innovation très circonscrite. Le petit marché insulaire est à la fois ouvert sur l’extérieur et concentré sur quelques acteurs.

Ces éléments posent la question de l’avenir de la croissance, en Corse ou plus largement dans les pays développés. Peut-on retrouver les rythmes élevés de la meilleure période des années 2000 ? La crise financière a-t-elle provoqué un long passage à vide ou bien marque-t-elle une cassure durable dans le potentiel de croissance dans les pays post-industriels ? Comment peut-on se satisfaire d’une économie des petits nombres alors que ces impacts sociaux peuvent être importants (faibles créations d’emploi, modestes gains de pouvoir d’achat, fragilisation des classes moyennes et populaires…) ?

Un risque mais pas une certitude

Il existe beaucoup d’arguments qui nuancent le risque. Le manque de gains de productivité peut s’expliquer par ce décalage entre naissance d’une technologie et sa diffusion effective dans le système de production. Ce fut le cas après la crise de 1873. Il y a aussi un délai lié à l’appropriation des nouvelles méthodes et compétences par la part de la force de travail. Le numérique est encore peu diffusé dans des secteurs majeurs de l’économie, comme la construction, l’administration publique ou bien les services à la personne.

Le centre de gravité de l’économie mondiale a aussi bougé vers l’Asie et promet encore d’évoluer avec la croissance de l’Inde et l’émergence de l’Afrique. La mondialisation a redistribué les cartes en partie au détriment en partie des classes populaires et moyennes de pays riches. Mais ce mouvement n’a rien d’éternel.

Les besoins d’investissement sont très importants. Les infrastructures de base des pays développés ont été mises en place il y a plusieurs décennies et il faut désormais les renouveler. Le changement climatique nécessite aussi de lourds investissements dans les infrastructures énergétiques, de transport ou bien de gestion de l’environnement. La dépense publique nécessaire bute sur une contrainte de financement et de déficit. Ce sous-financement plombe la croissance potentielle sur le long terme.

On ne peut pas conclure à une fatalité de la stagnation séculaire. Après tout, cette thèse revient après chaque récession et s’est révélée fausse. A la suite des années 30, elle fut invalidée par l’implication à grande échelle de la puissance publique dans l’économie. Les politiques d’investissements dans les biens communs, de redistribution des revenus et protection sociale ont changé la donne. Un article commun d’Olivier Blanchard et de Lawrence Summers illustre l’importance de repenser l’intervention publique dans l’environnement actuel.

Redonner plus de place à l’investissement public

L. Summers et O. Blanchard soulignent l’intérêt de la dépense publique, surtout de l’investissement, comme une des solutions au marasme. Depuis 40 ans, le taux de croissance annuel moyen de l’investissement des administrations ne cesse de s’affaiblir en France (autour de 6 % dans les années 60, 5 % dans les années 70, 3 % dans les années 80 et 1 ½ % depuis). Le gros de l’effort total est porté par les collectivités locales (405 Md€ entre 2010 et 2018 contre 246 Md€ pour l’Etat). Sur la période récente, la progression dans les collectivités est au plus bas depuis 30 ans.

En Corse, si le Programme Exceptionnel d’Investissement (PEI) a boosté l’investissement public dans les années 2000, celui-ci passant de 240 M€ annuels entre 2000 et 2005 à 350 M€ entre 2006 et 2010, il a depuis perdu son effet d’entraînement. Après un pic à près 400 M€ en 2012, l’investissement public redescendent vers 370 M€ en moyenne sur 2014-2017. L’impulsion faiblit au mauvais moment. D’ailleurs, l’effort en investissement public, même boosté, est quasiment le même que celui de l’Île-de-France ou de la région PACA, et à peine 200 euros au-dessus que l’effort observé au niveau des régions de province (sur 2015-2016). Rien d’exceptionnel.

Certes, une moindre intensité dans l’investissement s’explique par moins de besoins, les infrastructures de base étant désormais en place. Mais, en prenant le cas de la Corse, les enjeux sont encore conséquents. Le parc de logements sociaux est très insuffisant pour répondre à la demande. Sur bien des aspects, le vieillissement va demander de nouveaux investissements publics dans la santé. Les questions environnementales ont des incidences fortes : infrastructures urbaines, gestion de l’eau, infrastructures énergétiques, gestion des déchets. La mutation numérique engendre des besoins dans les infrastructures, la R&D ou la formation. Sauf à n’avoir qu’une vision palliative – ce qui est un choix stratégique possible –, les déséquilibres territoriaux demandent un soutien des activités et des services publics et privés de base. Tout ceci sans compter l’amélioration et l’entretien des équipements et infrastructures de base existantes, parfois bien datées et fatiguées (cf. rapport du Sénat sur les ponts en France). Le secteur privé doit jouer son rôle mais l’impulsion publique est incontournable.

Trouver l’argent : effort et réforme

Les collectivités locales faisant l’essentiel de l’investissement public, les tensions de plus en plus visibles sur les finances locales sont des signaux inquiétants. En Corse, malgré une hausse de la fiscalité (entre 2004 et 2016, le taux moyen de la taxe d’habitation est ainsi passé de 26 % à 29 % et celui de la taxe foncière de 34 % à 43 %), les excédents de fonctionnement de l’ensemble des collectivité se réduisent. La dette des collectivités progresse : 10 % du PIB à 15 % entre 2010 et 2017, soit 5 points de plus qu’au niveau national. Avec des taux bas et des besoins aussi importants, le recours à la dette n’est pas choquant en soi. Ce qui est plus inquiétant est l’effritement progressif de la capacité à apporter un minimum de fonds propres. C’est aussi pour cela que le PEI a du mal à avancer, car il demande 30 % au minimum (souvent plus) de ressources locales sur les projets qu’il finance.

Un PEI 2 ne changera rien sur le fond. L’effritement des capacités d’autofinancement conduira soit à un repli de l’investissement, soit à plus une hausse rapide de l’endettement, soit à plus de solidarité nationale. Le poids du fonctionnement se fait donc : au détriment de la capacité à faire des choix ; au détriment d’investissement dans les infrastructures routières, urbaines, de santé, de base (eau, déchets, électricité) ou numériques nécessaire à la qualité de vie des habitants ; au détriment de la croissance future.

En 2017, 412 millions d’euros ont été engagés dans les collectivités locales en Corse. A minima, un effort sur la R&D publique et un effort sur les infrastructures de base mobiliseraient près de 220 millions, soit presque 50 % de plus.

Pour dépasser cette impasse financière, le premier effort doit venir d’une maîtrise des dépenses de fonctionnement afin de restaurer l’épargne et ainsi stabiliser puis augmenter graduellement les possibilités pour investir. L’accent mis sur la maîtrise budgétaire, notamment par la Collectivité de Corse comme le souligne le dernier rapport de la cour des comptes sur les finances locales, doit donc être encouragé. L’enjeu n’est pas de faire des coups de rabot ou une austérité pour le principe, il est dans le redressement des capacités d’autofinancement pour les différentes institutions de l’île. Mais les résultats ne viendront que lentement. Cet aspect seul ne suffira donc pas.

Il reste deux autres leviers. D’une part, un recours à la dette pour les investissements, avec une condition forte, celle de réformer les finances locales pour permettre un retour sur investissement. D’autre part, le maintien d’une participation de l’Etat en soutien à l’investissement des collectivités, dans le domaine de l’énergie et dans le domaine de la R&D publique.

La dette n’a pas que des désavantages. En renfonçant la croissance potentielle, avec des taux bas et des besoins importants, la dette peut être très payante. Bien évidemment, il faut de la mesure en toute chose, mais l’épargne actuelle reste encore suffisamment élevée pour permettre une hausse modérée de l’endettement des administrations locales. Avec des conditions fortes : évaluation et retour sur investissement. Et un préalable : la création d’un lien entre les ressources budgétaires de la Collectivité de Corse et la croissance économique.

La Collectivité manque d’assises fiscales liées à la production de richesse sur le territoire. La part de TVA transférée par l’Etat n’est en rien une « territorialisation » de cette taxe. Il s’agit en fait d’une dotation masquée. Sa croissance dépend non pas des recettes de TVA perçues localement – qui progresse près de deux fois plus vite qu’en moyenne nationale – mais de l’évolution nationale. Il n’y a pas de lien direct entre TVA transférée et économie locale. Sans évolution vers une réelle et pertinente autonomie fiscale, on pénalise la croissance potentielle en rompant l’incitation des collectivités à générer de la croissance par l’investissement. Les grandes lignes de la réforme de la fiscalité locale n’incitent pas à l’optimisme sur ce point.

Au-delà, sauf à supposer un big bang fiscal et institutionnel, la participation de l’Etat reste incontournable pour atteindre les objectifs précédents d’investissement. Comme pour le PEI, un abondement à hauteur de 50 à 70 % des sommes engagés rendrait les objectifs atteignables. Toutefois, afin de mettre un terme à un pilotage kafkaïen dénoncé par le rapport d’évaluation de 2017, deux fonds dédiés pourraient être créés pour la R&D et les infrastructures. Plutôt qu’un financement au fil de l’eau, les fonds seraient alimentés par une participation annuelle de la Collectivité de Corse et de l’Etat. Ils financeraient ensuite directement les projets, quels que soient les porteurs de projets.

Mardi 2 Juillet 2019
Guillaume Guidoni