par Guillaume Guidoni
Corse-Economie
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La Corse et l'Ancien Régime : entre tatonnement et permanence


Un peu de profondeur historique, pour changer.



La Corse en 1769 : repliée mais résiliente

Le 15 mai 1768, le comte de Choiseul d'Amboise, et Agostino-Paolo-Domenico Sorba signent le traité de Versailles pour le compte de la République de Gènes et du Royaume de France. Incapable de s’imposer face au jeune état corse, Gènes abandonne ses prétentions à contrôler directement l’île et transfère à la France l’exercice de la souveraineté(1). A charge pour la France de soumettre la Corse indépendante, dirigée par Pasquale Paoli. A l’issue d’une campagne militaire d’une année, la France est pleinement maîtresse de la Corse au printemps 1769.

Au moment de la conquête de la Corse, les nouvelles autorités reconnaissent leur large méconnaissance des réalités démographiques ou économiques de l’île ainsi que de ses potentiels. En dehors des affaires politiques et juridiques, les premiers actes visent surtout à asseoir le nouveau pouvoir et à temporiser. Les premiers dirigeants français, militaires (marquis de Chauvelin puis comte de Marbeuf après 1769) et administratif (chevalier Chardon), demandent un recensement en 1769-1770 ainsi que plusieurs rapports, portant principalement sur les aspects fiscaux. De ces informations, il ressort que la Corse est peu peuplée, handicapée dans son commerce intérieur et extérieur, profondément appauvrie mais aussi que ses potentialités sont importantes. On distingue déjà les principaux éléments de diagnostic des rapports rédigés sur les 250 dernières années.

Peu peuplée, la Corse l’est assurément. Le recensement de 1770 indique une population entre 120 000 et 130 000 habitants, soit quatre fois moins de la Sardaigne à la même époque. Les deux îles ont pourtant un point de départ pour la période moderne assez proche. Au début du XVe siècle, la Sardaigne se situe autour de 150 000 habitants(2). Pour la Corse, les faibles sources historiques(3) plaident pour une population entre 100 000 et 130 000 habitants. Distinguer clairement les causes du déficit démographique par rapport à la Sardaigne est un exercice impossible mais des indices émergent.

En Corse, le niveau de conflits militaires et civils bien plus important du XVIe siècle et du XVIIIe siècle. Ces périodes de violences et de révolutions pèsent sur la démographie. Si l'impact direct des conflit est nuancé par les historiens, les effets les plus persistants et négatifs se trouvent dans la désertification des terres proches du littoral, avec nécessairement des impacts démographiques à long terme. Repoussées vers les montagnes, les populations sont privées des terres ayant les meilleurs rendements agricoles. L’abandon provoque aussi leur insalubrité, favorisant l’installation de maladies comme la malaria. Longtemps sous la souveraineté espagnole puis sous celle de la maison de Savoie, la Sardaigne semble plus calme.

Par ailleurs, l’émigration est importante. Les jeunes hommes s’engagent dans des carrières militaires. Au fil de la période moderne, on retrouve à titre d’exemple des régiments corses au service du roi de France (Royal-Corse), du Pape (Guardia Corsa Papale) ou au service roi de Naples (Corsica Real). De nombreux personnages historiques de l’île servent comme officiers dans des royaumes du continent, de Sampiero Corso à Pasquale Paoli dans sa jeune, en passant par son père Hyacinthe après son exil. Les péripéties politiques et militaires amplifient l’émigration, drainant le potentiel démographique de l’île. L’émigration concerne aussi les notables, à travers des allers-retours réguliers avec les grandes villes italiennes. Enfin, les flux de la population pauvre de l’île, impossibles à quantifier, semblent aussi importants vers des centres urbains ou économiques continentaux. Marseille est un point de fixation des émigrés dès le XVIe siècle. Là encore, si la Sardaigne connaît aussi des mouvements, les Corses semblent plus mobiles.

Enfin, il y a des éléments invariants entre les deux îles. Le climat sur la période moderne n’a guère de différences d’une île à l’autre. Un « petit âge glacière », période de refroidissement couvre du début du XIVe siècle à la fin du XIXe siècle. Les hivers sont de plus en plus rigoureux. Les disettes et famines sont régulières dans toute l’Europe. La Corse n’y échappe pas. La disette est régulière mais, hormis à la fin du XVIe, ces crises régulières ne dégénèrent pas en famine. Les historiens parlent même de « beau XVIIe siècle » en Corse par opposition à un continent en proie des pénuries plus profondes. Dès son retour, la paix civile permet un essor de l’agriculture de subsistance pour une population réduite. Somme toute, du XVIe siècle au XVIIIe siècle, la Corse stabilise sa population en couvrant les déficits. Les excédents sont aspirés par une émigration installée dans le temps et significative.

Le constat d’une économique peu ouverte et appauvrie n’appelle aussi guère de contestations. Comme évoqué précédemment, la Corse au XVIIIe siècle est avant tout agraire, assurant la subsistance d’une population réduite. Il ne faut pas en conclure à l’inexistence de surplus exportables. Ceux-ci concernent principalement les spéculations méditerranéennes courantes (vin, céréales et huiles d’olive), les châtaignes, les productions forestières et quelques produits et sous-produits de l’élevage (notamment peaux et cuirs). L’ampleur de ce commerce est difficile à appréhender. Le vin du Cap Corse est la production avec le plus grand rayonnement. Les exportations de céréales sont bien attestées à la fois par la volonté de les interdire en cas de disette, par les multiples récits et par des documents génois. Ces échanges très encadrés restent modestes. La Corse n’a pas le rang de grande pourvoyeuse de grains pour Gènes ou pour d’autres cités qu’ont encore la Sardaigne ou la Sicile. La culture des céréales ne se fait pas à une échelle suffisante. D’ailleurs, hormis pour le vin, les monocultures pré-capitalistes à grande échelle, susceptibles de produire des volumes importants, sont presque absentes. D’ailleurs, l’initiative la plus marquante dans la mémoire collective est celle de l’obligation de planter des d’arbres, imposée successivement par l’Office de Saint-Georges, Gènes puis reprises par Pasquale Paoli(5). Son impact est nécessairement diffus, dans la logique d’une agriculture de subsistance.

Les relations commerciales ont ensuite été pénalisées par les révolutions de Corse puis l’installation d’un pouvoir indépendant à partir de 1758. Le problème n’est pas tant dans les conséquences directes des conflits armés que dans les ruptures temporaires ou plus longues des relations entre le pays et les présides et places fortes génois(6). La Corse dispose d’infrastructures médiocres. Les routes et chemins intérieurs ne peuvent ni suppléer la perte des marchés de consommation urbains, ni assurer les échanges entre pieve, ni permettre de redéployer les surplus exportables vers d’autres ports. La volonté de Pasquale Paoli d’établir un nouveau port est la matérialisation des difficultés éprouvées par la Corse indépendante dans ses échanges (et dans la captation des recettes fiscales qui vont avec).

Les présides sont aussi les principaux centres urbains de l’île, rurale à plus de 90 % au XVIIIe siècle. A ce titre, ils concentrent une part importante du capital financier disponible. La bourgeoisie urbaine est essentiellement présente sur Ajaccio et Bastia, premières villes de Corse avec autour de 5 000 et 8 000 habitants au milieu du siècle. Bastia est le grand centre administratif et commercial de l’île. Comme le montre Antoine-Marie Graziani, le rôle du capital concentré entre ses murs est essentiel pour assurer le financement des activités exportatrices du Cap Corse ou de la Balagne. Face à la relative faiblesse économique des notables ruraux, ce capital permet aussi à cette bourgeoisie urbaine, bénéficiant aussi de privilèges accordés aux cités, notamment les exemptions d’impôt, de dominer les fonctions politiques accordées aux insulaires par Gènes.

Enfin, les quarante années de guerres ont nécessairement entraîné des dépenses conséquentes pour les populations. L’état de guerre quasi-permanent entre 1729 et 1769 dévore les ressources financières de l’île, les dépenses militaires étant accentuées par le mercenariat. Ces sorties d’argent engendre un appauvrissement en transférant vers l’extérieur le peu d’espèces métalliques circulant dans l’île. Comme vu précédemment, le commerce corse n’a pas l’ampleur nécessaire pour compenser ce mouvement et pour équilibrer la balance de paiement.

En marge des échanges commerciaux et avec une faible démographie, l’île recèle peu de capacités productives immédiatement utilisables au profit du nouveau pouvoir français. Le tableau est sombre mais il est inutile de le noircir plus encore. Dans cette seconde partie du XVIIIe siècle, la majeure partie de l’Europe reste agraire, avec une production essentiellement tournée vers la satisfaction des besoins de bases des populations. Si le climat restera difficile jusqu’au milieu du siècle suivant, le petit âge glacière commence tout juste à s’atténuer. La révolution agricole balbutie, et encore surtout en Angleterre, et la révolution industrielle est encore bien loin. Tournée surtout vers le marché italien pour ses exportations, la Corse pâtit aussi du déclin qui va s’accélérant des cités jadis florissantes. La Corse conquise par le royaume de France est un territoire périphérique, mais elle n’en est pas moins un territoire pleinement méditerranéen et européen.

1- Gènes conserve la souveraineté nominale. Michel Vergé-Franceschi, « Histoire de la Corse – Le pays de la grandeur », Ed. du Félin (2013).
2- Corridore Francesco, « Storia documentata della popolazione di Sardegna (1479-1901) », éd. Carlo Clausen (1902).
3- Antoine-Marie Graziani, « La Corse génoise – Economie, culture et société (période moderne 1453-1768) », éd. Alain Piazzola (1997).
5- Obligation pour chaque foyer de planter des arbres fruitiers, oliviers ou châtaigniers (4, 6, puis 10 arbres).
6- Ajaccio, Bastia, Bonifacio, Calvi, Saint-Florent pour les principales. Mais les petites places fortes étaient nombreuses (Algajola, Cap Corse, Sartène…).

Une prise de contrôle surtout via la douane et la monnaie

Le traité de Versailles de 1768 place la Corse sous la pleine souveraineté effective française. Ce qui implique donc une liberté totale en matière économique ou fiscale. L’article 10 du traité précise que les « conventions particulières, exceptions et prérogatives dont jouissent quelques particuliers ou habitants de l'île seront annulées ».

Tous les privilèges accordés par les Génois sont supprimés, notamment les exemptions d’impôts et de taxes individuelles ou bien liées aux statuts des cités comme Bonifacio, Calvi ou encore Saint-Florent. Dans ces domaines, la seule contrainte imposée par Gènes est celle de l’article 15. Le Roi de France peut appliquer en Corse les taxes qu’il souhaite mais il en sera « tenu exactement registre, afin de les déduire de ce que la république sera obligée de payer au roi lorsque Sa Majesté l'aura remise en possession de la Corse ». Gènes envisageant un retour à terme de la Corse dans son giron, les impôts levés dans l’île sont déduits de sa note. Pour ce qui concerne les institutions corses ou les mesures prises par le généralat, les autorités françaises vont globalement les écarter comme nulles et non avenues.

La situation est donc assez exceptionnelle par rapport aux provinces françaises. Les anciens cadres et coutumes y ont globalement été préservés ou adaptés. En Corse, la liberté pour administrer l’île est quasiment totale. De plus, l’île reste un territoire à part, un Royaume en union personnelle avec le roi de France.

Les premiers actes sont destinés à contrôler les échanges, afin de réduire les flux pouvant soutenir Pasquale Paoli et ses troupes. On oriente les échanges commerciaux vers la France (pavillon, détaxation). La question de la monnaie est aussi rapidement posée. Dans les anciens présides, la monnaie française et la monnaie génoise ont court. En dehors, la livre génoise et la livre corse circulent. Il se pose rapidement la question des taux de change pour entre ces différentes monnaies. Pour la livre génoise, les équivalences sont stables, la livre génoise valant autour de 16 sous tournois. Pour la livre corse, la situation est plus compliquée. Cette monnaie métallique est constituée de pièces de cuivre ou de billion (alliage cuivre-argent) dont le poid en métal est incertain. A sa création, la livre corse se base sur la livre génoise. L’arrêt du 26 mai 1764 du suprême Conseil d'État du royaume de Corse fixant les valeurs relatives des pièces donne bien une équivalence de 1 pour 1 entre la livre corse et la livre génoise et, par conséquent, 16 sous tournois pour 1 livre corse.

Toutefois, il semble peu contestable que la teneur en métal de la livre corse va fortement se réduire avec les années. Une telle dévaluation, alors que la Corse doit faire face à d’importantes dépenses militaires, à une raréfaction de l’argent métallique, à une fiscalité réduite et mal prélevée et à une économie peu ouverte n’est pas si surprenante. Dans un tel contexte, l’inflation est rarement absente quel que soit le pays.

Le 28 mars 1769, une première ordonnance va fixer provisoirement le change à 12 sous tournois pour 1 livre corse. Compte tenu de la teneur en métal des pièces qui sont parvenues jusqu’à nous, ce change paraît favorable et au bénéfice des notables qui convertissent rapidement leurs avoirs. A la suite d’une analyse des pièces, une ordonnance du 10 février 1770 va définitivement retirer de la circulation les pièces corses et impose un change plus en ligne avec la réalité, en tout cas pour les dernières pièces frappées, avec 5 sous tournois pour une 1 livre corse. Ce change provoque des protestations mais la possibilité laissée d’utiliser à l’étranger la monnaie corse permet aux grands détenteurs d’essayer de bénéficier d’un change plus favorable hors de Corse, sous réserve de le trouver. Parler de spoliation est peu fondé d’autant que l’essentiel du capital financier est dans les présides, donc en livres génoises ou en livres tournois, et que l’économie corse est très peu monétarisée. La démonétisation n’a probablement eu qu’un effet très limité.

Les autres mesures introduisent le système français de poids et mesure, le monopole royal sur le sel (la vente de sel était déjà un monopole d’Etat sous Gènes et sous la Corse indépendante), le papier timbré et ordonne de commencer un cadastre pour toute l’île, le Terrier. Une fois passée cette période marquant l’installation du pouvoir français, l’essentiel de l’action dans le domaine économique durant les vingt années passées par la Corse sous l’Ancien Régime se focalise sur trois aspects : le régime fiscal, les échanges commerciaux et les mesures en faveur du développement agricole. Les édits, ordonnances et texte sont nombreux. La recherche de solutions adaptées et soutenables se fait par tâtonnement.

Tatonnement fiscal

Comme dit précédemment, le pouvoir royal peut mettre en place la fiscalité qu’il souhaite dans l’île. En la matière, la France applique des taxes et des régimes très variés suivant les provinces. Toutefois, le souvenir de la fiscalité génoise, une des causes des Révolutions de Corse, reste présent 40 ans après le début de l’insurrection. Les prélèvements génois au début du XVIIIe siècle atteindraient 20 livres par feu, niveau élevé pour une population majoritairement pauvre. Cette fiscalité est typique de l’Ancien Régime : non proportionnelle donc très inégalitaire ; très indirecte avec notamment des gabelles lourdes ; grevée d’exemptions favorisant les centres urbains ; pour partie affermée donc susceptible d’excès de la part des fermiers percepteurs.

La fiscalité du Généralat n’est pas très différente sur ces principes. La vente du sel reste un monopole d’Etat. Les droits d’enregistrements et droits de douanes sont toujours là. Les impôts indirects aussi (droits sur la pêche du corail, revenu des étangs de la côte orientale). Une taille est maintenue, mais abaissée à 2 sous corses par feu. La principale innovation réside dans les impôts exceptionnels. Il s’agit de taxes proportionnelles dont l’assiette est constituée du patrimoine foncier et/ou mobilier. Toutefois, le caractère ponctuel de ces impôts et l’absence de données sur leur rendement réel ne permettent pas d’en juger de l’efficacité de ce type d’imposition. Incontestablement, la population a connu un réel allègement de la pression fiscale, avec des impôts plus faibles en montant (notamment la taille) et, plus prosaïquement, avec des fréquentes interruptions dans la perception.

Les autorités françaises remettent très rapidement en place les droits indirects les plus évidents : vente de sel, droits de douanes. Par la suite, le choix d’une imposition légère est affiché. Il est décidé que la Corse bénéficiera du régime des pays d’Etats, à l’imposition plus malléable que les pays d’élection. Les pays d’Etats sont les provinces dans lesquelles subsistent des états provinciaux (assemblée des trois ordres) conservant le droit formel de consentir à l'impôt, d’en négocier le montant, de le répartir entre territoires de la province. Les états peuvent conserver une partie des fonds prélevés. Les pays d’élection sont eux administrés directement par l'administration royale. Ils sont notamment soumis à la taille personnelle, la capitation et à tous les impôts royaux ordinaires sans possibilité de les négocier ou aménager.

Les principes de l’imposition en Corse sont posés par le mémoire de 1770 : « Les impôts ne peuvent s'asseoir, que sur les personnes, sur les terres, sur les marchandises, ou sur l'industrie ; il seroit difficile de concevoir un impôt, que l'on ne soit rapporter directement à l'une de ces classes, & les deux dernières proprement n'en font qu'une. L'impôt sur les personnes, emporte nécessairement avec lui les soupçons de l'arbitraire, & en cela il est plus analogue à la dépendance & à la servitude que tout autre. L'impôt sur les marchandises convient à la liberté d'un peuple déjà commerçant, & peut retarder le succès de celui qui a à le devenir. L'impôt proportionnel sur les terres est conforme à la justice ».

La taille personnelle et la capitation, impôts par feu ou par tête très décriées en France, sont donc exclues. La Corse devra être imposée « en proportion des facultés d'un chacun », l’assiette étant constituée des biens cadastrés « en raison de leur valeur, de l'avantage de leur situation par rapport à la nature, & l'exposition du sol, & aux débouchés des denrées ». Cependant, le cadastre n’existant pas, il n’est pas possible d’appliquer ce principe de façon aussi nette. L’assiette sera déclarative, avec un recensement des « récoltes, dépouilles & productions quelconques, végétales & animales provenant des fruits de la terre », sans exception pour les propriétés des nobles ou de l’église. Chaque année les autorités royales conjointement par les notables et les représentants des autorités pour les provinces de Corse (regroupement de pieve) fixe la valeur de la base. Le taux est fixe, à deux vingtièmes, soit 10 %. Charge aux podestats et pères du commun de chaque province d’assurer la perception de cet impôt, appelé « Subvention ». La première assiette est fixée à 120 000 livres tournois (période du 1er octobre 1769 au 1er octobre 1770).

La mise en œuvre, notamment évaluer la valeur de la production, n’a rien de simple. L’assiette, déclarative et soumise à vérification s’avère rapidement très difficile à calculer. Cette situation rappelle la mise en place des impôts avec déclaration en France (dixième et vingtième). Là aussi, l’assiette est normalement un cadastre mais son établissement ou sa mise à jour s’avère dans la pratique impossible. Les déclarations font l’objet de nombreuses fraudes, surtout pour les contribuables les plus aisés. Sous la pression des Parlements, le pouvoir royal finit par fixer une somme annuelle forfaitaire (subvention ou abonnement) à prélever, en confiant cette perception aux états provinciaux. Les mêmes causes ont les mêmes effets en Corse. En 1774 , les déclarations sont abandonnées « jusqu'à l'entière confection du cadastre » et la subvention annuelle est abonnée à un montant de 120 000 livres tournois (le surplus prélevé est laissé à la disposition des Etats de Corse pour financer des dépenses d’intérêt général). De plus, la subvention étant payée en espèces, la faible circulation monétaire dans l’île accentue encore les défauts ou retards de paiement. En 1778 , la perception en espèce est transformée en perception en nature. Le rendement de la subvention étant décevant, une nouvelle imposition est créée, sur les locations de maisons.

La gestion fiscale de la Corse est à la confluence de l’influence de l’école physiocratique et des multiples réformes financières de l’administration monarchique depuis la mort de Louis XIV. La subvention est un témoignage des débats très vifs qui ont lieu autour des questions fiscales. Dans la pratique, l’île est loin de l’impôt unique sur la production agricole prôné par les physiocrates, avec la persistance des douanes ou d’importants droits indirects. La haute administration françaises est certes influencée par les courants de pensés dominants, notamment physiocrates, mais aussi par 60 années de lutte fiscale et administrative contre les états provinciaux. Plutôt qu’un terrain d’expérimentation, la Corse est un terrain d’application à moindre résistance.

Au total, avec les droits de douanes et en tenant compte des arriérés d’impôt, le prélèvement moyen peut être estimé à environ 3 livres tournois vers 1775 et 6 livres tournois par tête à l’orée de la Révolution (soit plus qu'à la fin du pouvoir génois). Elle est de 20 livres par tête en Provence et de 12 livres autour de Nancy.

Cette imposition plus basse ne doit pas être dissociée de la prise de contrôle par la conquête militaire et d’un territoire restant potentiellement rebelle (révolte de 1774 et quasi-révolte de 1777). Ne pas mettre d’huile sur le feu apparaît comme une préoccupation des autorités, quitte à grossir le trait sur les fiscalités précédentes et à exagérer la modestie des impôts. Attacher au nouveau régime les notables est aussi prioritaire (Ange Rovere, « La Corse et le despotisme éclairé », Annales historiques de la Révolution française). La gestion et l’abonnement à la subvention leur permet de s’épargner une part de la pression fiscale, voire de la répartir au détriment des autres classes sociales et de profiter des adjudications liées aux versements en nature pour faire des plus-values.

La persistance des cadres agricoles traditionnels

L’influence des physiocrates est beaucoup plus visible dans les aides accordées par les autorités royales. D’une part, elles se focalisent sur l’agriculture, le seul secteur productif dans la vision physiocrate de l’économie. D’autre part, elles ont pour objectifs explicites de réformer les pratiques ancestrales et d’engager l’agriculture corse dans une voie de « progrès » en s’inspirant de la révolution agricole qui a débuté dans la seconde partie du XVIIIe siècle en Angleterre.

Quasi millénaires, les pratiques de l’agriculture reposent essentiellement sur l’assolement. Il s’agit à la fois de permettre la production de céréales sur les terres arables, de laisser reposer les terres et de faire paître les troupeaux sur les terres laissées au repos (apportant ainsi un peu d’engrais). Le propriétaire n’est pas libre d’organiser son domaine comme il le souhaite, il doit se soumettre à des pratiques collectives. L’activité agricole s'organise à l’échelle d’une communauté, solidaire dans les récoltes et dans la gestion du territoire. Il permet aux plus pauvres de disposer d’un accès à la terre pour le petit élevage (vaine pâture) et pour glaner des grains. L’importance des terres communes permet aussi de répartir au sein de la communauté le territoire dans un sens plus égalitaire entre familles, même si les notables dominent cette gestion.

En Corse, cette régulation est présente dans les statuts civils de la Corse édictés par les Génois. Ils protègent « les champs, pâtures, herbages, étant dans les plages ou à la montagne qui ne sont point séparés & partagés par des bornes, & qui ont coutume d'être communs, & sur lesquels personne ne peut prouver par titre ou écrit […] avoir droit de propriété ». Leur appropriation est prohibée. Le glanage sur les terres communes est libre, le droit passage est encadré mais permis.

Dans l’Europe du XVIIIe siècle, cet équilibre est remis en cause par les progrès de l’agronomie et la recherche de plus-value des grands propriétaires. Le plus dur du petit âge glacière est passé et le regain démographique pousse les prix agricoles à la hausse. En Angleterre, les aristocrates, propriétaires prédominant des terres, cherchent à augmenter le rendement de leurs exploitations. Ils introduisent de nouvelles techniques , notamment les prairies artificielles, où les cultures fourragères régénèrent les terres à blé, s’accompagnent d’une augmentation des cheptels. Les étables sont réorganisées, facilitant la fumure. L’amélioration du potentiel agronomique des sols entre en contradiction avec les droits ancestraux, les grands propriétaires les jugeant désormais archaïques.

Les landlords font pression en faveur d’une politique d’enclosure qui érige progressivement le droit de propriété au-dessus des usages immémoriaux. Cette politique provoque à la fois une hausse de la production et une hausse des prix des terres et des fermages. Les petits propriétaires et les fermiers sans terre sont chassés plus ou moins vite des campagnes, sauf à devenir ouvriers agricoles. Ils forment en ville un proto-prolétariat, main d’œuvre indispensable à l’éclosion de la révolution industrielle. La possession de la terre tend à se concentrer dans les mains des aristocrates et grands bourgeois, eux seuls disposant des capitaux nécessaires pour profiter des remembrements et pour appliquer pleinement les nouvelles techniques. La révolution agricole préfigure la révolution industrielle.

Dès les premiers temps, les autorités royales engagent clairement un mouvement semblable en Corse avec des règlements édictés dès 1770 et 1771 et une politique favorable à la concentration des terres au profit des nobles et des notables. En 1771, il est mis fin aux droits communs sur les terres privées , les droits de parcours entre communautés et la vaine pâture sur les terres communes sont plus encadrés. Une police des campagnes sur laquelle les podestats et pères du commun ont la main est mise en place. Plus directement, des concessions prises sur les domaines du roi sont accordées en 1777 et 1778 à des nobles français (dont le comte Marbeuf) et corses. Les autorités favorisent l’installation d’étrangers et/ou de colonies. Toutes ces mesures favorisent la constitution de domaines privilégiant la monoculture à forte valeur ajoutée et orientée vers l’exportation. Elle se fait au bénéfice de ceux qui peuvent investir pour mettre en place ces cultures. On est bien dans le schéma de la révolution agricole.

Le cadre douanier mis en place en 1768 est modifié en 1771 dans un sens nettement plus protectionniste pour les productions locales. Ce système met donc fin au libre échange entre la Corse et la France, avec des droits, modérés, dans les deux sens. Cependant, il oriente toujours préférentiellement les flux corses vers le continent français au détriment des échanges avec l’Italie. Ce système fournit un complément fiscal très important, avec environ 180 mille livres perçues en 1784 (160 000 livres en 1777).

Si les intentions sont claires, il ne faut pas exagérer l’impact réel de ces mesures. La politique d’enclosure rencontre dans l’île, comme ailleurs en France, une forte résistance dans les communautés rurales. Les pratiques ancestrales de parcours des troupeaux s’accommodent très mal des nouvelles règles. Que les autorités soient obligées de rappeler à l’ordre les responsables de la police des campagnes, en leur demandant à plusieurs reprises d’appliquer la politique édictée, en montre les limites. En l’absence de statistiques, l’essor de la production agricole ne peut être évalué que très partiellement. D’une part, il semble que les grandes productions traditionnelles (blé, orge, huile te vin) restent très prédominantes. Les liens avec l’Italie aussi, avec des exportations qui dépasseront les échanges avec la France au moins jusqu’à la Révolution. Ainsi, entre 1784 et 1788, au port de Marseille, avec pourtant des droits réduits , les principales marchandises enregistrées en provenance de Corse sont surtout des peaux, des cuirs et un peu de millet.

La régulation des exportations de céréales et de châtaignes se fait toujours avec le souci d’éviter une rupture trop prononcée des liens avec les marchés italiens. Enfin, cette politique agricole est descendante. Elle veut implanter dans l’île les productions à la mode sans les adapter aux usages des campagnes. Comme le note Fernand Braudel, on désigne comme « arriérés » ceux qui ne se conforment pas aux méthodes « modernes », sans voir l’adaptation au milieu des pratiques « archaïques ».

Dans le même temps, l’agriculture traditionnelle ne démérite pas. Partant d’environ 122 000 habitants au premier recensement de 1770, la population augmente régulièrement pour atteindre 148 000 habitants en 1787, soit un rythme de croissance d’environ 1 % par an. Sortant du régime très contraint de l’Ancien Régime et l’émigration ralentissant fortement, la Corse entame sa transition démographique. Avec entre 500 à 800 bouches de plus à nourrir chaque année, c’est près de 4 000 hectares supplémentaires par an qu’il faut mettre en culture. Même si les observateurs et les autorités le déplorent, les pratiques agricoles traditionnelles répondent à cette pression.

Au-delà des mesures décrites précédemment, les dépenses de l’administration française, en investissement (chemin, infrastructures) et en fonctionnement (dépenses militaires et civiles) injectent dans l’île des fonds importants. Les dépenses publiques sont évaluées par Necker en 1784 à 1 200 000 livres tournois pour les affaires militaires et à environ 800 000 livres pour les dépenses civiles. Le déficit budgétaire est donc élevé dans l’île, surtout à cause de la nécessité d’y maintenir une troupe nombreuse.

Toutefois, l’impulsion budgétaire – c’est-à-dire l’effet de stimulation sur l’activité économique d’une année sur l’autre – est surtout notable sur la décennie 1770 et s’estompe ensuite. Le déficit se réduit avec l’augmentation des recettes fiscales et l’augmentation des importations liée à la hausse de la demande provoque une fuite monétaire en dehors de la Corse. La circulation monétaire reste problématique.

Ainsi, la Corse à la veille de la Révolution a amorcé une mutation économique. Elle est lente, en partie endogène et en partie liée à une volonté de l’Etat royal de mettre en œuvre son agenda d’absolutisme éclairé. Elle s’accompagne de la mise en place de nouvelles structures socio-économiques s’inspirant – sur les principes plus que sur l'application – des physiocrates. A la différence d’autres pays d’Etats, les contrepouvoirs locaux sont faibles et les autorités royales ont beaucoup plus de latitudes. Les doléances du tiers-état envoyées à Versailles à la suite de la convocation des Etats Généraux en 1789 le confirment.

Le cahier débute avec une affirmation de la volonté de voir l’île réunie à la nation française et devenir pleinement une part de la monarchie. Sur les questions économiques, les grandes orientations ne sont nullement remises en cause. Au contraire, il s’agit de les conforter, voire de les amplifier en permettant notamment d’exonérer d’impôts les étrangers venant travailler dans les campagnes. Dans une île où les ouvriers et journaliers restent peu nombreux, la grande agriculture a besoin de main d’œuvre. La liberté du commerce avec la France est demandée, avec la suppression des droits de douanes. En revanche, un relèvement des droits sur les importations étrangères est souhaité. Enfin, sur la fiscalité, les doléances concernent une remise des arriérés et le maintien du système de subvention en nature avec un abonnement à 120 000 livres. Somme toute, l’adhésion des notables corses à la France de l’Ancien Régime s'enracine. L’Ancien Régime essayait de faire du sur-mesure tout en concentrant le pouvoir décisionnaire. D’un côté, la domination administrative et réglementaire des autorités royales est incontestée et, de l’autre, le statut de la Corse donne large une autonomie législative et réglementaire. La Révolution bouleversera cet équilibre. Mais c'est une autre histoire.

Samedi 16 Mai 2020
Guillaume Guidoni