par Guillaume Guidoni

Corse-Economie

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Le touriste est toujours l’autre pourtant nous sommes tous touristes, ces maux sont les nôtres.


3 concepts pour trois maux : rente de situation, conflit d’usage et externalité négative dans le tourisme
Cette note est une réunion de messages posté sur Twitter

Sans remonter aux origines, le modèle touristique actuel prend son essor de façon décisive dans les années 50. Ce point bas du siècle dernier marque le début de l’idée d’un tourisme moteur économique. En passant, la Corse est une bonne illustration du mouvement global en Méditerranée.

Cela prend racine dans le premier « plan de développement » élaboré par la 4e République. En 1956, le gouvernement décide la mise en œuvre de 25 programmes régionaux. Bien que faisant partie de la région Provence à l’époque, la Corse est dotée d’un programme spécifique. Ce dernier est rapidement formalisé par l'Etat seul, sous la forme d'un programme ministériel (Arrêté du ministre des affaires éco. et fin. du 2 avril 1957 portant approbation du programme d'action régionale établi en application du décret 56-873 du 30 juin 1955 pour la Corse).

Le problème central identifié est « la raréfaction du peuplement, loin de se traduire par une amélioration du pouvoir d'achat [..] de ceux qui restaient, n'a fait qu'aggraver l'enlisement de l'Ile dans des structures archaïques et y a entraîné [une dégradation] des conditions d'existence ». Le diagnostic met l’accent sur trois aspects : une faiblesse structurelle de l’agriculture, un petit marché intérieur conjugué avec un déficit de biens exportables et – une nouveauté et un signe de son temps – un manque de développement de l’activité touristique. Le gouvernement pose une stratégie simple pour sortir de la dépression corse : un démarrage touristique et un regain agricole, appuyés par des transports moins coûteux et des ressources financières spécifiques.

Posons clairement les limites du déterminisme a posteriori. Ce document n’a pas été produit par un Grand Planificateur Omniscient. Il n’envisage pas – et pour cause – les mutations agricoles, la décolonisation, l'immigration de travailleurs, la construction et l'expansion de l'État providence ou de la société de consommation.

A partir d’une situation critique, le plan de 1957 propose ce qui semble la solution la plus évidente pour l’époque, en capitalisant sur ce que l’on pouvait, et que l’on peut toujours, considérer comme les avantages comparatifs les plus évidents de l’île : les potentiels touristique et agricole. L'idée centrale est plutôt que seul le tourisme pourrait fournir les flux financiers susceptibles d’enclencher « le plus rapidement et aux moindres frais une expansion générale ». Les plans qui suivront iront globalement tous sur cette voie :
- Schéma d’aménagement (Conseil des ministres, août 1971);
- Programme de développement économique de la Corse adoptée (Conseil des ministres, juil. 1975);
- Schéma d’aménagement (préfecture de région, février 1992);
- Plan de développement de la Corse (Assemblée de Corse, septembre 1993).

A partir des années 50, l’expansion du tourisme est très rapide. Le million de touristes est vraisemblablement dépassé en 1977, soit une croissance évaluée à 9 % par an en moyenne des arrivées touristiques sur les décennies 60 et 70. La Corse devient une destination importante en Méditerranée, avec une clientèle surtout française et modérément internationale (Italie et Allemagne). La Corse est positionnée sur un tourisme de masse, facilité par l’amélioration des liaisons et la baisse des prix des transports.

La Corse se distingue de la Méditerranée surtout par le rôle secondaire de l’hôtellerie. Alors que le plan de 57 se focalisait sur l'essor de ce type d’hébergement, la capacité en chambres passe de 3k en 1954 à 5k en 1968 et à 12k en 1977, niveau quasi inchangé depuis (2020 : 12,6k). A titre de comparaison, les Baléares comptabilisaient en 1990 près de 110 000 chambres d’hôtels. Les offres en hébergement collectif les plus dynamiques sont les campings (surtout dans les années 60 puis dans les années 80.) et les villages de vacances (surtout avant 1980).

Particularisme corse aussi (et conséquence du 1er), le poids à la fois des locations saisonnières et du gratuit a toujours été très élevé.
Une enquête de 1977 montre que les locations pèsent 14 % des séjours. Et 47 % des touristes ne payent rien pour se loger! En effet, 25 % des touristes logent chez des parents/amis, 8 % dans des résidences secondaires et 10 % font du camping sauvage et 4 % logent sur des bateaux ou à la belle étoile.
En 1984, 23% des touristes se logent gratuitement, 15 % louent entre particuliers et 10 % ~font du « sauvage ». En 2017, la dernière enquête de fréquentation donnait encore 28 % de nuitées en location (non marchand payant) et 26 % en famille/amis/résidences secondaires. La "airbnbisation" est certes en hausse mais les grands équilibres restent ~ les mêmes depuis 40 ans.

L’importante diaspora qui s’est formée durant les décennies précédentes explique l’importance du « logement gratuit » et de la résidence secondaire jusqu’aux années 70. Ensuite sont venus l'investissement locatif saisonnier et les résidences secondaires sur le littoral.

Malgré quelques passage à vide (récessions et répercussions monétaire : 1980-84, 92-95, 2012-2015), le nombre de touristes monte à 1,3M en 1991, 2,5M à la fin des années 2000 et probablement plus de 3M à la fin des années 2010. Régulier et robuste, comme dirait un économiste... L’importance du tourisme comme pilier de l’économie se renforce. La consommation touristique hors loyer fictif et hors transports évaluée environ 20 % en 1981, 15 % en 1996, 19 % du PIB de la Corse en 2011 et 22 % en 2019. Il serait plus conforme aux normes internationales de considérer la valeur ajoutée liée au tourisme pour avoir une lecture plus fidèle du « poids du tourisme », cette valeur ajoutée représentant vraisemblance entre 10 et 12 % du PIB. Pour des raisons de comparaison historique uniquement, ce sont les données de consommation hors loyer fictif et hors transport qui sont ici reprises. Il reste que l’impulsion touristique est indéniable. Ce que l’on retrouve en Corse, se retrouve en Méditerranée, même si les volumes varient. Mais, l’augmentation de la demande se fait sans structure industrielle ou agricole capable d’en maximiser les retombées. Ce qui impose un recours massif aux importations de biens de consommation, réduisant d'autant l'effet d’entraînement sur les autres activités.

Ainsi, le tourisme infuse le reste des secteurs (agro-alimentaire, transports, distribution, services), les orientant autour de sa chaîne de valeur, à laquelle s’ajoute celle de l’immobilier. L’énergie économique se concentre, structurant - en gros - le modèle actuel.

Par rente de situation, on parle ici des surprofits obtenus par les acteurs privés grâce à un avantage compétitif très simple : ils sont au bon endroit, éventuellement depuis le bon moment. L’activité touristique qu’elle soit à dominante balnéaire ou plus axée sur le patrimoine bénéficie à ceux qui sont implantés au plus près et peuvent le mieux valoriser leur position. Des paillotes à l’hôtellerie ou les locations, en passant par les musées ou les lieux remarquables, une succession de monopoles locaux se forment, où prospèrent ceux qui ont le meilleur emplacement et peuvent donc offrir des services. On peut avoir un peu de concurrence, surtout en périphérie, mais une barrière à l'entrée très prosaïque – le foncier pour s’implanter ou l’immobilier ou louer – finit par cloisonner le territoire en micro-marchés touristiques.

Cette rente de situation génère aussi inégalités de revenus (monopsone et effet sur les salaires, fragmentation du marché du travail, travailleurs « mercenaires »…) et de patrimoine (surtout via renchérissement de l’immobilier/foncier, apport de capitaux extérieurs). Avec, à l’extrême, le risque d’une relégation d’une partie des habitants dans une classe de serviteurs-spectateurs. Et la perpétuation des inégalités.

Deuxièmement, l’activité touristique présente des conflits d’usage permanent. Le tourisme nécessite de « consommer » massivement des biens communs (eau, espaces naturels) au détriment ou en concurrence d’autres usages. Ainsi, entre ce qui relève de l’usage touristique et du reste, notamment de l’usage par d’autres activités économiques, des incompatibilités apparaissent souvent, avec une appropriation de ressources naturelles ou d’espaces. Ces conflits sont aussi liés à des exclusions entre les habitants et les touristes, avec une accaparation des espaces de façon saisonnière ou permanente. Ex. : mécanismes d’exclusion des résidents dans les zones à forte pression touristique à travers l’immobilier.

Troisièmement, au-delà du conflit, la consommation des biens communs génère des externalités négatives et une tension entre privatisation des profits et socialisation des coûts. Les flux de revenus et de consommation sont concentrés au bénéfice des acteurs privés du secteur. Mais, les coûts liés aux services publics nécessaires pour accompagner les flux de population, les impacts sur l’environnement ou les conséquences des exclusions dans l’usage des biens communs par d’autres secteurs ou les résidents sont à la charge des contribuables. Plus simplement, ils peuvent aussi conduire à dégrader de ces biens communs : surfréquentation, nuisances diverses, population de l’air ou de l’eau, menaces sur les espaces naturels ou les espèces sauvages…

Ce déséquilibre potentiel entre privatisation et socialisation se retrouve plus largement dans les politiques publiques, qui se focalisent sur la gestion du tourisme : pression sur le système de santé, gestion des déchets ou de l’énergie, surdimensionnement des infrastructures.

Certes, les pouvoirs publics ont des retombées du l’activité touristique (TVA, taxes locales, redevance d’usage) mais la balance apparaît fragile, surtout quand on approche (exemples sont nombreux en Méditerranée) le seuil de l’irréversible dans la dégradation du bien commun.

Ces 3 maux se retrouvent systématiquement dans le débat public autour du tourisme. En Corse, comme ailleurs.
Consubstantiels de l'activité de la massification touristique en place depuis 60 ans, ils font que ce même débat tourne en rond, d'année en année. 3 nœuds gordiens en somme. Et celui qui les tranchera devra probablement être plus subtil qu'Alexandre. Peut être même plus Grand...

Dans le débat autour de l'autonomie institutionnelle de la Corse, une petite musique joue, elle aurait peu d'intérêt pour apporter des vraies réponses aux problèmes de l'île. A travers quatre exemples, un pouvoir autonome pourrait pourtant agir concrètement sur des problématiques négligées ou dédaignées par le pouvoir central.


Autonomie pour la Corse et politique économique : 4 exemples de son intérêt
Premièrement, il ne s’agit pas ici de rentrer dans un débat de juristes mais de regarder ce que l’autonomie institutionnelle pour la Corse donnerait dans 4 exemples concrets du domaine économique. Il ne s’agit donc pas de rentrer dans le détail de ce qu’un article 72-5, 73-5, 74 ou XY permet ou pas. D’autres sont légitimes et le font bien.

Deuxièmement, il faut quand même donner un sens à « autonomie institutionnelle ». Trois éléments semblent importants.

I/ L’« autonomie » étant un concept flou, rappelons la définition de l’Académie française : « possibilité de s'administrer librement dans un cadre déterminé ». Ce qui est très différent de l’indépendance (« possibilité d'agir sans intervention extérieure ») et suppose bien la capacité de se fixer ses propres objectifs et les moyens d’y parvenir, le tout dans un cadre où tout n’est pas possible. Il s’agit donc de disposer de compétences sans « chapeautage » autre que celui d’un contrôle de légalité, avec une liberté d’action et une capacité en termes de moyens législatifs ou réglementaires.

La défunte révision constitutionnelle de 2018 proposait pour la Corse un article 72-5 dans la Constitution de Ve République :

« La Corse est une collectivité à statut particulier au sens du premier alinéa de l’article 72.
Les lois et règlements peuvent comporter des règles adaptées aux spécificités liées à son insularité ainsi qu’à ses caractéristiques géographiques, économiques ou sociales.
Sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, ces adaptations peuvent être décidées par la collectivité de Corse dans les matières où s’exercent ses compétences et si elle y a été habilitée, selon le cas, par la loi ou le règlement. Ces adaptations sont décidées dans les conditions prévues par la loi organique. »


Très clairement, il s’agissait d’aligner en grande partie le régime constitutionnel de la Corse sur celui des des Départements et Régions d’Outre-Mer. La formulation est un quasi copier-coller de celle de l’article 73 de la Constitution (régissant les DROM), tel qu’il est rédigé depuis 2003 (d’ailleurs plutôt sur celui de l’île de La Réunion, à savoir une adaptation possible dans tous les domaines pour le législateur ou le gouvernement et un pouvoir propre d’adaptation offert à la Collectivité uniquement dans ses domaines de compétences).

Même si elle n’est pas sans intérêt, cette « Réunion-isation » de la Corse n’est pas une forme autonomie. Dans les DROM, la réalité du pouvoir d’adaptation est dans les mains du ministère des Outre-mer. Il suffit de lire les rapports et études produits sur l’Outre-mer pour s’en convaincre. Depuis 2003, une vingtaine de demandes a été formulée dans les DROM, surtout dans le domaine de l’énergie, des transports et de la formation professionnelle. La Réunion, où l’habilitation est aussi limitée aux domaines de compétences, n’en a fait aucune. Le processus est très lourd. De surcroît, toutes les demandes faites n’ont pas été accordées. A l’opposé, les adaptations directes, à l’initiative du gouvernement, sont nombreuses dans le domaine de la loi ou du règlement. Les mêmes causes créant les mêmes effets, il est probable que le centre effectif du pouvoir d’adaptation dans le cadre d’un article 72-5 aurait aussi été à Paris.

Autonomie n’est donc ni dans un article 72-quelque-chose, ni dans un 73-autre-chose.

II / En droit français, l’autonomie est possible pour les territoires d'outre-mer régis par l'article 74 de la Constitution (la Nouvelle-Calédonie est un cas très à part).

La Polynésie française, Wallis-et-Futuna, Saint-Barthélemy et Saint-Martin ont un « statut d'autonomie » avec une dévolution du pouvoir législatif effectif. On parle ainsi de « lois de pays » pour les textes votés par l’Assemblée de Polynésie dans le champ législatif. Les lois et règlements nationaux ne sont plus applicables de plein droit. Il y a des limites, comme pour tout cadre. La Constitution prévoit explicitement la liste des compétences qui ne peuvent être transférées (ex : libertés publiques, monnaie, crédit ou changes...). Enfin, les textes qui, en raison de leur objet, sont nécessairement destinés à régir l'ensemble du territoire de la République s’appliquent aussi en Polynésie.

Dans le domaine économique le droit local va très loin : protection sociale, droit du travail, droit commercial, fiscalité. Toutefois, le fait que ces collectivités soient en dehors de l’UE leur permet aussi de déroger à certaines règles du marché unique, notamment avec des règles permettant de favoriser l’emploi local ou encore restreignant l’accès aux professions libérales. Rappelons par exemple que la monnaie de la Polynésie est le Franc Pacifique, gérée par une banque centrale propre, l’IEOM. En fait, en dehors des matières financières, les institutions locales sont décisionnaires dans les matières économiques. En comparant avec les régimes institutionnels des autres îles ou régions méditerranéennes, la Polynésie ressemble plus à un Etat associé qu’à une région.

Que ce soit en Italie ou en Espagne, les régions insulaires disposent certes d’un cadre spécifique et d’un pouvoir législatif dans certains domaines. Ce qui peut les rapprocher de l’archipel. Mais, ce pouvoir est encadré, avec une liste limitative des pouvoirs régionaux et une prépondérance du droit national sur le droit local. De plus, sur le plan économique, on a une pleine intégration aux territoires nationaux. Les grands équilibres de la politique économique restent de la compétence de l’État central (cf. Article 117 de la Constitution italienne et Article 149 de la Constitution espagnole).

Ainsi, En Italie, l'État a le pouvoir exclusif ou principal de légiférer dans les matières relevant (cf. liens précédents pour le détail) de la monnaie, des changes, des marchés financiers et du cadre fiscal général (harmonisation des budgets, péréquation) mais aussi de la concurrence, de la législation du travail ou de la protection sociale. En Espagne, la compétence exclusive s’applique aussi aux domaines financiers, du travail et de la protection sociale. Sardaigne et Îles Baléares ont des statuts renforcés mais sans déroger significativement sur le plan des compétences.

L’autonomie polynésienne suppose une rupture peu compatible avec l’imbrication économique Corse-continent et avec sa place dans le marché commun (la Corse n’est même pas classée comme région ultra-périphérique).

Il paraît donc légitime de prendre comme référence les situations sarde ou baléare.

III / Partant du principe que décider localement de ce qui n’a qu’une portée locale dans son effet et son principe ne pose aucun problème pour le caractère unitaire de la République, comme le rappel l’article 72 de la Constitution (« Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en oeuvre à leur échelon »), l’autonomie constituerait à disposer soit d’un pouvoir législatif+réglementaire (compétences purement locales), soit de disposer d’un pouvoir réglementaire pour d’adapter les orientations nationales (compétences partagées), en remplaçant le ministère ou le préfet par le pouvoir élu en Corse.

Ce pouvoir ne serait pas sans contrôle, l’Etat restant garant du contrôle de légalité, la Commission européenne du respect des règles du marché unique et la justice administrative restant compétente pour sanctionner les abus de pouvoir et les textes non conformes aux règles.

Donc l’autonomie ne serait pas sans limite, y compris dans les domaines de pleines compétences.

L’autonomie financière est normalement déjà inscrite dans la Constitution. L’article 72 précise que :

« Les collectivités territoriales bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement dans les conditions fixées par la loi.
Elles peuvent recevoir tout ou partie du produit des impositions de toutes natures. La loi peut les autoriser à en fixer l'assiette et le taux dans les limites qu'elle détermine.
Les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent, pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l'ensemble de leurs ressources. La loi organique fixe les conditions dans lesquelles cette règle est mise en œuvre.
Tout transfert de compétences entre l'Etat et les collectivités territoriales s'accompagne de l'attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice. Toute création ou extension de compétences ayant pour conséquence d'augmenter les dépenses des collectivités territoriales est accompagnée de ressources déterminées par la loi.
La loi prévoit des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l'égalité entre les collectivités territoriales. »


Une collectivité peut déjà disposer de ressources propres, avec un pouvoir de taux, pour exercer ses compétences avec les moyens nécessaires. Or, ce à quoi on a assisté depuis près d’une décennie est une lente mais constante évolution à la tutelle financière par l’Etat. Les ressources propres sont rognées, voire supprimées au nom de la lutte contre des inégalités territoriales ou du combat contre les impôts de production.

Le projet de suppression de la CVAE perçue par les régions en est le dernier exemple. Il couperait le dernier lien direct entre les régions et l’activité économique sur leur territoire. Les régions ont la compétence « Action économique » mais bientôt aucune incitation fiscale à l'exercer efficacement. De plus, étant indexée sur l'évolution nationale, la Corse ne bénéficiera pas du dynamisme de la TVA prélevée sur place, qui a progressé entre 2004 et 2019 deux fois plus vite qu’au plan national. La Corse perdra aussi la dynamique de la CVAE, là encore plus forte que la moyenne.

Peu de pouvoir de taux, pas de possibilité de lever l'impôt maintiennent les collectivités dans la dépendance ainsi que dans une forme de dilettantisme. Les dotations, qui évoluent suivant le bon vouloir de l’Etat central (rappelez vous les gels de dotations sous de la présidence Hollande), servent plus au contrôle sur les collectivités locales qu'à la péréquation.

La guerre aux impôts de production va se traduire par une tutelle financière encore plus marquée des régions. Sans même parler autonomie fiscale, on ne cesse de s'éloigner d’une simple autonomie financière. Et la tutelle financière est évidemment une forme de tutelle politique.

Or, en Corse, les enjeux d’investissement publics à venir sont conséquents : logements, vieillissement, infrastructures énergétique, numérique, de transport ou urbaine, gestion de l’eau ou des déchets, R&D… Sauf à n’avoir qu’une vision palliative – ce qui est un choix stratégique possible –, ils doivent trouver des réponses.

Pour bâtir ou entretenir des biens communs, une autonomie financière réelle (lien direct entre fiscalité locale et activité locale : pouvoir de taux pour certaines taxes, assiette locale pour d’autres) donnera plus de cohérence et d’efficacité. En effet, les contrats de plan, programmes ou politiques contractuelles deviennent tentaculaires et, de fait, font perdre aux collectivités la primauté en termes de choix politiques. Cela provoque des délais, des retards et des disfonctionnements que l’on constate tous.

En cassant la sur-dépendance aux dotations ainsi que la dérive évidente de la part de l’Etat central vers la tutelle, l’autonomie financière pourrait donner aux autorités politiques en Corse la pleine maîtrise de leur priorité, mettant fin au pilotage kafkaïen actuel.

Au niveau des régions italiennes ou espagnoles, il n’est pas rare de voir des répartitions approchant ou dépassant les 50/50 sur une large part des impôts. Où placer le curseur, trouver l’équilibre entre acceptabilité par l’État de céder une partie de ses recettes en contrepartie d’une baisse des dotations et le maintien du principe de solidarité n’est pas simple mais n’a rien d’insurmontable.

Bien évidemment, cela n’exclut pas un effort de maîtrise des dépenses de fonctionnement afin de disposer de plus d’épargne publique. Cela renforcera même une réelle maîtrise budgétaire, les dérapages incontrôlés ne pouvant plus être imputés à d’autres.

Dans l’immobilier, le débat a surtout tourné autour du « statut de résident ». Le statut du résident, tel que voté le 25 avril 2014 par l’Assemblée de Corse, est définit comme suit : « l’accès à la propriété foncière et immobilière ne devra pouvoir être exercé, de manière automatique, que par les personnes physiques et morales considérées comme ayant le statut de résident ». Est résident une personne pouvant « justifier de l’occupation effective et continue d’une résidence principale située en Corse, durant une période minimale de cinq années ». Pour résumer, il s’agit de restreindre l’acquisition de tous biens fonciers et immobiliers par des acheteurs extérieurs à l’île. Le critère choisit est celui du lieu de résidence auquel s’ajoute une condition de durée de résidence.

Ceci est très proche des règles existant à Malte, limitées toutefois aux seuls achats de résidences secondaires. Malte restreint l'acquisition et à la possession de biens immeubles aux fins de résidences secondaires par des ressortissants des États membres n'ayant pas résidé légalement à Malte pendant une période de cinq ans au moins. Deux autres territoires européens ont des restrictions semblables : les îles Åland (tous biens fonciers et immobiliers) et le Danemark (résidences secondaires). Il est très important de souligner que tous les territoires disposant en Europe d’un régime spécial sont présents au sein même des traités européens (Danemark : protocole n°32 annexé au traité sur l’Union européenne. Iles Aland : protocole n°2 annexé à l'acte d'adhésion de la Finlande de 1994. Malte : protocole n°6 annexé à l'acte d'adhésion de 2003).

Pour les autres territoires européens, la Commission européenne est très stricte, car cela touche aux quatre libertés, fondements du marché intérieur (libre circulation des personnes, des capitaux, des services et des marchandises). Le traité d’adhésion à l’Union européenne de Chypre de 2003 autorisait l’île à maintenir des restrictions à l’achat d’une résidence secondaire jusqu’en 2009. Mais les autorités chypriotes ont laissé courir ce délai. La Commission a alors demandé au pays de se mettre en conformité avant de durcir le ton en 2011 puis de saisir la Cour de justice de l’UE fin 2011. Le gouvernement a changé la loi en urgence fin 2011, mettant un terme aux restrictions sur les achats de résidences secondaires pour les ressortissants de l’UE et de l’Espace Economique Européen. Une autonomie permettant de fixer un certain nombre de règles de niveau législatif et réglementaire dans ce domaine aurait donc des limites.

L’article 74 de la Constitution prévoit que dans les collectivités autonomes « des mesures justifiées par les nécessités locales peuvent être prises par la collectivité en faveur de sa population, en matière d'accès à l'emploi, de droit d'établissement pour l'exercice d'une activité professionnelle ou de protection du patrimoine foncier ». Ces restrictions ne sont pas sans limites, le juge veille à ce que les restrictions se bornent à ce qui est strictement nécessaire à la satisfaction des besoins de la population locale. Pour les autres parties du territoire, c’est le droit commun qui s’applique et les restrictions acceptables rejoignent celle imposées par le cadre de l’UE.

Comme le rappelle la Commission, les traités européens permettent de restreindre la libre circulation des capitaux. Les États membres peuvent prendre des mesures favorisant par exemple les activités agricoles, le logement social, le maintien d’une population résidente ou le maintien d’activités économiques indépendantes du tourisme sur certains territoires.

A titre d’exemple, en Autriche ou dans la province de Bolzano en Italie, les autorités locales ont mis en place des restrictions ciblées pour l’acquisition de résidences secondaires. Elles sont subtiles dans leur rédaction pour se conformer aux règles européennes. Ces restrictions doivent être remplir des conditions : elles doivent servir dans un but d’intérêt général ; leurs objectifs doivent être clairs ; les mesures doivent se limiter à ce qui est strictement nécessaires pour atteindre ces objectifs ; les mesures doivent avoir une effectivité démontrable ; les mesures doivent rester proportionnelles, en ne conduisant pas à restreindre excessivement une liberté. Un éventuel « statut » doit donc a minima remplir ces critères. Ainsi, la législation adoptée en 2018 dans la province de Bolzano n'a pas été mise en cause par la Commission européenne. De même, dans le cas de l’Autriche, le Tribunal de l’Union a jugé qu’il est bien possible d'établir des restrictions sous conditions de non discrimination suivant l'origine des acheteurs

Face à l'hostilité du pouvoir central pour envisager la moindre mesure, l'autonomie donnerait aussi pas mal de latitude du côté des résidences secondaires (mais vraisemblablement très peu voire aucune pour les résidences principales). Quand on connaît les problématiques autour de l’accès au foncier ou l’immobilier dans les zones de fortes tensions touristiques, agir localement, finement et démocratiquement aurait du sens.

Du côté des débats autour du niveau des prix et des défauts de la régulation dans l’île, on peut noter que malgré un avis de l’Autorité de la concurrence rendu en 2020, le gouvernement n’a repris à son compte aucune des recommandations qui relevaient de sa compétence exclusive. Aucun changement de nature réglementaire, aucun choix législatif. Plus largement, aucune réaction. Il n'y a donc clairement pas grand chose à en attendre.

Or, la faiblesse des politiques de régulation économique a fait l’objet d’une politique spécifique dans les territoires d’outre-mer. Pour répondre aux problèmes les plus évidents, une loi (loi n°2012-1270 du 20 novembre 2012 relative à la régulation économique outre-mer et portant diverses dispositions relatives aux outre-mer) a spécifiquement traitée de la concurrence et du contrôle des concentrations.

Cette loi est partie d’un constant très proche de celui que l’on peut faire en Corse : le coût élevé des produits de consommation courante. On notera que le gouvernement avait demandé à l’Autorité de la concurrence un avis concernant sur la structuration des secteurs des produits de grande consommation et des carburants en 2009. Alors qu’en Corse, le silence règne, la loi de 2012 a repris une partie des recommandations pour « mettre en place un jeu normal de la concurrence outre-mer avec des prix soumis à une pression concurrentielle effective et une liberté d’accès pour de nouveaux acteurs économiques ». Les mesures concernent la régulation des prix, l’interdiction des exclusivités d’importation et le renforcement des pouvoir de l’Autorité de la concurrence (pouvoir d’injonction élargit, seuils de contrôle abaissés). Sur les prix, la loi permet surtout de les règlementer pour quelques biens, dans un cadre assez souple.

Dans le cadre de son autonomie, la Polynésie Française fixe elle directement ses règles. La Nouvelle Calédonie (pouvoir autonome plus élargi) aussi. Elle ont créé deux autorités spécifiques : l’Autorité de la concurrence de la Nouvelle-Calédonie en 2018 et l’Autorité polynésienne de la concurrence en 2015. Les lois de pays leurs donnent quasiment les mêmes pouvoirs que l’Autorité nationale et adaptent directement le cadre général (taille de marché, seuil, position dominante).

L’autonomie partielle ou large dans ce domaine devrait permettre là encore d’agir plus rapidement, en apportant des réponses concrètes. Quand le gouvernement central reste indifférent, l’arme au pied, un pouvoir autonome élu pourrait choisir d’étendre ou d’adapter pour tout ou partie du droit de la concurrence à la réalité de la Corse. Cela ne règlera pas tout mais on pourrait sortir de certaines ambiguïtés néfastes.

Là encore, il faudra sans douter trouver les voies et moyens pour construire une compétence partagée plutôt que complète. C'est le cas en Espagne avec des autorités régionales qui s'articulent avec l'autorité nationale. Il existe ainsi une autorité basque et une autorité catalane de la concurrence. Ce n’est pas tant la taille de l’économie qui compte (Malte et l’Islande ont des autorités nationales) qu’une bonne délimitation de ce qui relève de la compétence nationale et de ce qui relève de la compétence locale.

Le marché du travail en Corse souffre de sa fragmentation. Notamment, la saisonnalité du marché du travail se retrouve à la fois dans les chiffres de l'emploi et ceux du chômage. L’importance de la saisonnalité et des contrats très courts (moins de 3 mois) s'est renforcé depuis le milieu des années 2000. Les moins de 35 ans ont été les plus touchés. L'importance des contrats courts et du temps partiel réduit de façon importante la force de travail réellement active tout au long de l’année en Corse, donc la production de richesse associée. Les répercutions sur la qualité de vie de ces salariés dépassent le marché du travail, notamment avec un accès plus compliqué au crédit ou à l’immobilier.

Structurellement, le marché du travail en Corse est à la source d’une large part des difficultés sociales. Les personnes les plus fragiles en termes de conditions de vie sont aussi celles dont les conditions d’emploi se sont le plus dégradées. Elle est aussi confrontée à la progression des recours aux emplois précaires et à une saisonnalité qui reste prépondérante. La fragmentation de l’emploi et la part du temps partiel, parfois imposé, réduisent l’intérêt pour les jeunes, les personnes inactives ou les précaires – et plus particulièrement les femmes cheffes de famille monoparentale – de rentrer sur un marché du travail. Les rémunérations sont forcément faibles au global (nombre d’heures réduit sur une année) et les coûts liés au travail souvent non pris en charge par les TPE (transport, garderie). L’instabilité dans l’emploi engendre des allers-retours entre période de travail et période de chômage (Pôle Emploi, services de la CAF, RSA), avec des tracas administratifs et financiers (réductions ou des pertes de prestations puis retour à la situation antérieure).

De plus, du fait de sa structure sectorielle et géographique (zones d’emploi parmi les plus petites de France), le tissu d’entreprises présente des positions dominantes locales induisent des rigidités dans l’appareil productif ou commercial et des désavantages les salariés. Pour certains métiers (situation de monopsone), les salariés ou les chômeurs perdent de leur pouvoir de négociation sur les salaires ou les conditions de travail.

Pourtant, ces deux problématiques n’ont jamais été prises en considération par les politiques nationales.

Il existe des réponses possibles. Le CDI tourisme est soutenu par certains élus et des organisations patronales. Il vise à annualiser le temps de travail d’un salarié auparavant en CDD saisonnier en contrepartie d’une aide correspondant à une partie des indemnités chômage qui auraient dû être payées par Pole Emploi. Il présenterait l’avantage de faire basculer vers un emploi permanent une partie des saisonniers. Toutefois, cela ne peut se faire sans contrepartie de la part des entreprises, comme une limitation du recours à des contrats saisonniers en parallèle.

Plus largement, il paraît nécessaire de mener une action pour socialiser une partie de profits réalisés par une activité très consommatrice de biens communs. Une sur-taxation des profits aurait du sens tout comme une hausse du salaire minimum dans les activités touristiques.

Enfin, alors que l’emploi est situé en Corse pour près de moitié dans des entreprises de moins de 10 salariés, il est aussi nécessaire d’organiser différemment le dialogue social. Pour équilibrer le pouvoir de négociation salariale entre salariés et patronat, une organisation nouvelle doit être mise en place au niveau régional, a minima pour les branches.

Si l’autonomie ne pourrait empiéter pour des raisons pratiques sur le droit du travail, une compétence partagée permettrait de mettre en place une législation adaptée autour des négociations collectives. Des négociations entre syndicat de salariés et organisations patronales se tiendraient avec une fréquence régulière (1 an ou 18 mois), la Collectivité étant tiers de confiance mais aussi garante de la signature et de la mise en œuvre de conventions salariales collectives. Ce système est un levier de démocratie sociale qui donne des résultats concrets et positifs pour les salariés mais aussi les entreprises dans les pays où cette pratique institutionnalisée existe (cf. Islande).

En conclusion, un pouvoir autonome ne sera ni omniscient, ni omnipotent, ni même omniprésent. Mais, il ne sera pas impuissant.

Synthèse rapide des évolutions du régime douanier de la Corse de la conquête française au milieu du XXe siècle


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Le traité de Versailles de 1768 place la Corse sous la pleine souveraineté effective française. Ce qui implique donc une liberté totale en matière économique ou fiscale. L’article 10 du traité précise que les « conventions particulières, exceptions et prérogatives dont jouissent quelques particuliers ou habitants de l'île seront annulées ». Tous les privilèges accordés par les Génois sont supprimés, notamment les exemptions d’impôts et de taxes individuelles ou bien liées aux statuts des cités comme Bonifacio, Calvi ou encore Saint-Florent. Dans ces domaines, la seule contrainte imposée par Gènes est celle de l’article 15. Le Roi de France peut appliquer en Corse les taxes qu’il souhaite mais il en sera « tenu exactement registre, afin de les déduire de ce que la république sera obligée de payer au roi lorsque Sa Majesté l'aura remise en possession de la Corse ». Gènes envisageant un retour à terme de la Corse dans son giron, les impôts levés dans l’île sont déduits de sa note. Pour ce qui concerne les institutions corses ou les mesures prises par le généralat, les autorités françaises vont globalement les écarter comme nulles et non avenues. La situation est donc assez exceptionnelle par rapport aux provinces françaises. Les anciens cadres et coutumes y ont globalement été préservés ou adaptés. En Corse, la liberté pour administrer l’île est quasiment totale. De plus, l’île reste un territoire à part, un Royaume en union personnelle avec le roi de France.

Les actes matérialisant la prise de contrôle par le Royaume de France de la gestion du pouvoir économique en Corse sont faits rapidement, entre 1768 et fin 1770. Ils visent à marquer le transfert de souveraineté et installer les bases minimales pour une intégration économique. Des ordonnances sont prises dès août 1768 dans le domaine des échanges commerciaux. Les navires passent sous « pavillon François » et la navigation et le commerce de l’île sont réglementés (Ordonnances des 23 et 30 août 1768, Code Corse, Tome 1). Ces ordonnances semblent essentiellement destinées au contrôle des échanges, afin de réduire les flux pouvant soutenir Pasquale Paoli et ses troupes, elles n’imposent ni taxes, ni droits. Les premières charges financières apparaissent dans une ordonnance concernant les droits du Roi prise par le commissaire départi Chardon. Les marchandises alimentaires sont exemptées de droits à l’entrée dans l’île, sauf pour le droit de gabelle de la viande fraîche et du vin de Bastia, héritage du pouvoir génois.

Les marchandises manufacturées produites en France ou en Corse sont aussi exemptées de tout droit à l’entrée ou à la sortie, sous réserve que les navires les transportant soient sous pavillon français. Pour les autres marchandises, notamment agricoles, les droits de sortie sont maintenus mais divisés par deux si les échanges sont faits sous pavillon français et vers un port français. Enfin, les marchandises étrangères sont taxées à 7 % ou 15 % de la valeur à l’entrée. Ces dispositions incitent clairement à orienter les échanges vers la France continentale. Les faire respecter sera plus difficile (Deux ordonnances, en décembre 1769 et avril 1770, soulignent le niveau élevé de fraude et ordonnent des mesures plus strictes concernant la perception des droits, Code Corse, Tome 1). Par rapport aux douanes génoises et corses, ce régime ne change pas grand-chose pour les exportateurs, l’essentiel des marchandises corses étant des produits agricoles ou du vin. Les anciens droits sont maintenus à leur niveau vers l’Italie, premier marché de l’île. En revanche, les exemptions de droits à l’importation pour les marchandises françaises et les produits comestibles sont favorables aux consommateurs, surtout dans une période de conflit militaire qui nuit aux récoltes et aux échanges de grains.

Le cadre douanier mis en place en 1768 est modifié en 1771 dans un sens nettement plus protectionniste pour les productions locales (« Ordonnance de l'Intendant, pour les droits d'Entrée & de Sortie », du 14 décembre 1771, Code Corse, Tome 2). Cette ordonnance est prolongée jusqu’en 1784 moyennant quelques aménagements (exemption de droit d’entrée sur le gros bétail en 1772 ; exemption de droit d’entrée sur les muriers, les arbres fruitiers ou les livres en 1775 ; échanges avec le port franc de Marseille…). Hormis pour les grains non transformés, libres de droit à l’importation d’où qu’ils viennent, les importations sont désormais taxées à 3,75 % quand elles viennent de France ou à 15 % de la valeur à l’entrée quand l’origine est étrangère. Les exportations sont réglementées plus sévèrement, en réservant les sorties de bois pour le seul marché français. Les marchandises agricoles corses sont globalement taxées à 2 % à destinations de la France et à 15 % pour l’étranger, sauf les vins et les châtaignes qui payeront 7,5 % quelle que soit la destination. Ce système met donc fin au libre échange entre la Corse et la France, avec des droits, modérés, dans les deux sens. Cependant, il oriente toujours préférentiellement les flux corses vers le continent français au détriment des échanges avec l’Italie. Toutes les barrières internes sont aussi supprimées, sauf les octrois des villes. En 1784, ces dispositions sont prolongées. Ce système fournit un complément fiscal très important, avec environ 180 mille livres perçues en 1784 (160 000 livres en 1777).

A la veille de la Révolution, la Corse a amorcé une mutation économique. Elle est lente, en partie endogène et en partie liée à une volonté de l’Etat royal de mettre en œuvre son agenda d’absolutisme éclairé. Elle s’accompagne de la mise en place de nouvelles structures socio-économiques s’inspirant – plus formellement que réellement – des physiocrates. Sur le commerce extérieur, dans les doléances du tiers-état envoyées à Versailles, la liberté du commerce avec la France est demandée, avec la suppression des droits de douanes. En revanche, un relèvement des droits sur les importations étrangères est souhaité. Le système douanier est peu critiqué.

La question des droits de douanes s'avère d'emblée problématique. Les droits sont théoriquement supprimés entre 1789 et 1790, la Corse étant formellement intégrée au royaume de France et les barrières internes étant abolies. Avec 180 000 livres par an, ils sont pourtant essentiels pour réduire le déficit de l’État en Corse, estimé entre 200 000 et 300 000 livres par an pour les dépenses civiles. Théoriquement supprimés, les droits d’entrée et de sortie entre la France et la Corse sont donc perçus comme avant dans l’île. Le système de l'Ancien Régime est maintenu par les autorités du département, présidé par Pasquale Paoli. Le sujet est budgétaire mais aussi stratégique.

La Corse, mal contrôlée, est sujette à la contrebande. La loi du 4 germinal an II (24 mars 1794) avait cherché à interdire tout trafic de la Corse avec l'étranger mais la Corse n’était plus française à ce moment là. D’ailleurs, la définition d’un régime douanier fait partie des toutes premières décisions du Royaume anglo-corse (libre-échange avec le Royaume-Uni, détaxe à l’entrée des produits alimentaires d’où qu’ils viennent et droits de sortie réduits pour le vin, l’huile et les grains). Le retour sous la souveraineté française va provoquer un moment de flottement.

De 1796 à 1802, La Corse est considérée comme une terre étrangère sur le plan douanier. Les marchandises entrantes ou sortantes sont soumises au tarif général, avec quelques ajustements pris par l’administrateur général Miot. Un arrêté du Directoire du 5 Fructidor an VI (22 août 1798) souligne qu’en attendant que le corps législatif décide « si la Corse sera soumise aux lois de la République française, relativement au régime des douanes, ou si elle continuera à être traitée comme l'étranger, dans ses relations commerciales », l’administration applique des mesures pour interdire aux bâtiments étrangers de transporter des denrées, productions ou marchandises entre la Corse et la France. Les importations indirectes sont aussi interdites. Après une longue attente, le 6 Prairial an X (26 mai 1802) la Corse est pleinement intégrée à l’espace douanier français et soumise aux mêmes lois. Plus de droits pour les échanges Corse-France, sous réserve d’une preuve d’origine.

Mais, le 12 juillet 1808, il est à nouveau mis fin à l'assimilation douanière. Le changement de cap est complet, les marchandises corses étant à nouveau traitées comme étrangères dans les ports français et soumises au tarif général. L’exclusion du bénéfice de l’accès libre au marché national est alors surtout justifié par la lutte contre la contrebande triangulaire. Ce régime restreint assez significativement le commerce avec la France mais n’est pas sans avantage pour les Corses. Les douanes sont supprimées dans l’île. Les importations d’où qu‘elles viennent ou exportations vers l’Italie (sauf pour les départements italiens intégrés à l’Empire) sont alors libres de droits. Cela réduit significativement les droits indirects frappant la consommation. Le régime est aménagé par un décret impérial du 24 avril 1811, avec une franchise de droits pour les exportations agricoles de la Corse vers la France, soit l’essentiel du commerce corse de l’époque (huile d'olive, miel, amandes, châtaignes, noix, cédrats, citrons, oranges, cire jaune non ouvrée, cuirs de bœufs et de vache secs en poil, vins).

Ces évolutions successives montrent que la Corse, française formellement depuis 1789, reste un territoire mal intégré à l’ensemble national. La gestion unitaire est peu adaptée aux particularismes. Une succession de sécessions (1794-1796, 1814), d’insurrections (1797-1800, 1811) et de révoltes (1793, 1800, 1808, 1813) illustre un rejet persistant des Corses. La faible prise sur l’île nécessite le maintien d’une force militaire importante pour affermir le contrôle des autorités françaises. Acculée, la politique française s’aligne sur celle de l’Ancien Régime, alliant la mise en place d’une fiscalité douce, bénéficiant surtout aux plus aisés, et un autoritarisme dans la gestion.

Alors que la Corse connaît un essor agricole et industriel, certes lent, le régime douanier spécifique de la Corse ne joue pas le rôle négatif qu’on lui a souvent prêté. Même pendant la période la plus stricte (1808-1811), la Corse continue d’exporter vers le continent français des produits agricoles (peaux et cuirs, cire, huile, bois à brûler). Mais les échanges sont très faibles. Dans les toutes premières années de la Restauration, la situation de la Corse paraît anormale et bien trop pénalisante. L’Etat procède à une remise à plat suivant trois principes : éviter la contrebande et la réexportation, limiter les effectifs de douaniers – donc le coût de la collecte des droits – et limiter le coût des importations pour une population jugée pauvre. En 1816, un service régulier de douanes est réinstallé dans l’île, huit années après sa suppression. Sur les trois principes précédents, une ordonnance royale du 18 octobre 1817 puis la loi du 21 Avril 1818 fixe le statut douanier de la Corse. Il restera globalement en place jusqu’en 1912.

Dans ce régime, les droits de douanes sur les importations restent nuls sur les importations en provenance de France, ce qui ne change rien sur ce plan. En revanche, les importations étrangères sont à nouveau soumises au paiement de droits d’entrée. Les produits agro-alimentaires (animaux vivants, poissons, pâtes d'Italie, riz, légumes secs, fromages, porcs salés, sucres et tabacs), le minerai de fer (celui de l’île d’Elbe alimente les fonderies bastiaises) et les textiles bénéficient de droits réduits par rapport au tarif général national. Le reste est soumis à plein tarif. Pour les exportations vers la France, les produits du sol (produits agricoles et forestiers sauf l’huile d’olive) sont exemptés de droit de douanes, le reste doit payer le tarif général. Les débat de 1818 à la Chambre de députés soulignent que la Corse n’étant pas jugée comme capable de produire des biens manufacturés, les marchandises en sortant à destination de la France sont nécessairement des réexportations et doivent donc être soumises au tarif général. Pour le député Castelli « quels objets peuvent sortir de la Corse pour venir en France ? Ce ne sont pas des objets manufacturés : il n'y a pas de manufactures dans cette île ; il ne peut en sortir que des produits du sol ». Pour les exportations vers l’étranger, les droits de sortie sont réduits sur le bois, les châtaignes et les feuilles de myrte. Ce système est un nouveau compromis entre : l’assimilation complète, jugée impossible pour des raisons pratiques ; des particularités locales comme les habitudes alimentaires ; la nécessité de contrôle.

Le statut douanier de la Corse va ensuite accompagner l’essor industriel et commercial de l’île. Il est régulièrement aménagé pour assouplir le cadre des échanges entre la Corse et le continent français. Le système de franchise (tarif douanier à 0 %) déjà en place sur les produits du sol est étendu. La loi du 17 mai 1826 ajoute l’huile d’olive à la liste des produits en franchise de droits à l’entrée en France continentale et les droits sont réduits sur les animaux vivants. En 1835 et 1836, encore à l’occasion d’une volonté de répression de la contrebande (les échanges sont concentrés sur certains ports pour mieux les contrôler), il est mis en place un système plus large sur les franchises de droits pour les « produits du sol et les produits des fabriques ». Une liste de produits en franchise est établie (en plus des produits agricoles, la franchise concerne : « Brai sec, Chanvre et lin teillés et peignés, Eau-de-vie de baie d'arbousier, Fer étiré, Fontes en masses pesant plus de vingt-cinq kilogr., Goudron, Groisil, Poissons de mer salés dans les ateliers situés à la résidence des receveurs des douanes, Potasses, Soies gréges, Soude naturelle, Tartre brut, Marbres sciés »), pour lesquels des certificats d’origine sont demandés. Au cours des années suivantes, dès que la loi apparaît restrictive pour le commerce corse, elle change (Loi du 17 mai 1826, Ordonnances Loi du 26 Juin 1835, loi du 6 Mai 1841, loi du 26 Juillet 1856, loi du 18 Avril 1857, loi du 18 Juin 1859, loi du 6 Mai 1863… De nombreux actes administratifs autorisent aussi certains produits en dehors du cadre prévu par la loi : décret impérial du 20 octobre 1853 étendant la franchise au brocciu ou décret impérial du 15 janvier 1862 pour les bouchons de liège...). Ce régime n’est pas le plus simple mais la franchise libéralise dans la pratique les échanges de la Corse vers la France. La liste de 1866 couvre tous les animaux vivants, y compris… les sangsues. Y sont inscrits les produits issus de l’élevage, de la pêche, les farines de toutes sortes, les fruits et légumes, le vin, le tabac en feuilles destinés à la Régie des tabacs, les graines. Mais aussi le bois, le marbre, les minerais extraits en Corse (cuivre, amiante, antimoine, plomb). Et, les produits fabriqués tirés de l’industrie du bois, de l’industrie métallurgique, de l’industrie textile, de l’agroalimentaire.

Si le système est lourd, notamment au niveau des certificats d’origine (les conseillers généraux de la Corse émettent une demande de suppression en 1868), le libre-échange Corse-Continent français est donc complet dans les faits sinon en droit. D’après les relevés de commerce extérieur disponibles, les exportations vers le continent français sont en valeur d’environ 1 million de francs en moyenne entre 1821 et 1827, 4 millions sur 1850-1857, 8 millions sur 1860-1866 pour atteindre 10 millions au tout début de la décennie suivante. Vers l’étranger, on navigue entre 3 et 4 millions en fin de période (1 millions au début des années 1850). L’inflation étant quasi-nulle à cette période, la dynamique est réelle à l’exportation. La balance des échanges reste négative, les importations du continent français représentant en moyenne 2 fois les montants exportés. La balance est positive avec l’étranger jusqu’à la fin du Second Empire.

Plus largement, le protectionnisme français en place jusqu’au années 1860 maintien la compétitivité-prix des productions corses, à la fois sur les marchés locaux et à l’exportation vers la France continentale (4/5e des exportations). Le tarif général reste élevé, voire prohibitif sur certains produits agricoles ou industriels méditerranéens concurrents. Cette situation perdure jusqu’à la signature des premiers traités de libre-échange avec le Royaume-Uni (1860) puis les autres états européens , notamment l’Italie (1863). Mais la baisse des tarifs douaniers n’est pas sans intérêt pour la Corse. Le traité avec l’Italie permet de stimuler les exportations de la Corse vers la péninsule, avec un impact de près de 2,5 millions de francs annuels supplémentairement.

Le régime douanier de la Corse ne constitue donc pas une barrière structurelle au développement industriel de la Corse. Les marchandises produites pour l’exportation vers le continent français ne sont pas taxées au titre des douanes. En revanche, il est plus difficile de juger de l’effet inhibant que peut avoir sur le développement d’une nouvelle activité produisant de biens non inscrits sur la liste des produits en franchise. Si les demandes d’ajout à la liste aboutissent très régulièrement, les délais de traitement existent évidemment, de même que les allers-retours administratifs entre la préfecture de Corse et le ministère du commerce. Le régime peut limiter la création de nouvelles activités, donc l’innovation.

Même si une normalisation fiscale s'opère en Corse, la Corse bénéficie jusqu’en 1897 toujours de spécificités importantes : des droits d’enregistrement réduit (arrêtés Miot de 1802), des droits de douanes réduits sur certaines importations et l’absence de perception des contributions indirectes liée au statut départemental adopté en 1811 et resté inchangé depuis (il s’agit essentiellement des taxes sur les alcools. La taxe de consommation sur les sels ou celle sur le sucre continue est perçue par l’administration des douanes). Ce régime spécial permet à la Corse de réduire d’environ 2 M fr. son imposition à la fin du XIXe siècle, dont environ 1 M pour les contributions indirectes (estimation à partir des droits payés dans les départements proche en termes de taille).

Dans le budget 1897, le gouvernement propose de mettre fin aux taxes réduites sur les droits d’enregistrement et sur les importations. L’ensemble est évalué à 654 000 francs. Cela soulève une forte opposition dans l’île. Les élus départementaux et les députés se saisissent du sujet et plaident avec vigueur pour le maintien des droits réduits sur les successions. En août 1896, les conseillers généraux adoptent à l’unanimité le vœu suivant :

« Que le régime spécial d'impôts sous lequel la Corse se trouve placée et qui est justifié par sa pauvreté, sa misère croissante, son éloignement de la mère-patrie et la crise agricole et industrielle qu'elle traverse, ne subisse aucune atteinte;
Que les représentants et M. le Préfet de la Corse insistent auprès du Gouvernement pour que les arrêtés Miot soient maintenus dans leur intégralité ;
Que, subsidiairement, au cas où M. le Ministre des Finances ne pourrait faire à moins que d'accroître les charges déjà trop lourdes qui pèsent sur notre pays, il propose au Parlement de faire supporter cette augmentation d'impôts sur les alcools importés en Corse et non sur les droits d'enregistrement et de timbre, ou sur certaines denrées coloniales de première nécessité ».

Dans la défense des droits réduits sur les successions, très fortement soutenus par les notables principaux bénéficiaires de la mesure, un troc est proposé explicitement : succession contre contributions indirectes. La santé publique ou le soutien la filière viticole locale (les volumes importés restent pourtant faibles : 18 100 hectolitres de vins importés en 1895, dont 13 000 hectolitres de vins étrangers) sont mis en avant. En revanche, les débats ne font pas apparaître le coût que ce troc implique. Retirant son projet, le gouvernement saisit au bond l’occasion et fait adopter le 29 mars 1897 une taxe sur la consommation des alcools en Corse (article 6 de la loi du 30 mars 1897 portant fixation du budget général des dépenses et des recettes de l'exercice 1897 et décret du 27 janvier 1898 portant règlement d'administration publique et fixant les conditions de perception du droit de consommation en Corse). Les contributions indirectes n’étant toujours pas perçue dans l’île, se sont les Douanes qui sont chargées de sa perception. Une fois passés une période de flambée pour les importations, visant à anticiper la mise en place du nouveau régime, la taxe sur les alcools rapporte autour de 500 000 francs. Cette première réduction des particularités fiscales produit presque le même montant que celui estimé en 1896 mais à travers un impôt indirect, non proportionnel et non progressif à la différence des droits de succession. Le consommateur paie à la place du propriétaire.

Un nouvel alignement fiscal arrive à l’orée de la Grande Guerre. En 1908, à la suite de l’un des plus célèbres rapports fait sur la situation économique de la Corse, le pouvoir central se penche plus spécifiquement sur la situation de l’île. Ce rapport est celui de Georges Clemenceau, alors Président du Conseil et ministre de l’intérieur. Il n’avait pas pour objet de justifier des mesures ou une action à entreprendre de la part du gouvernement mais à illustrer le problème corse. Au-delà d’un ton souvent condescendant, très désagréable pour un lecteur du XXIe siècle, il demandait la création d’une « commission extraparlementaire et interministérielle chargée d'étudier la situation actuelle de la Corse ». Cette commission devant apporter des réponses à la situation de « crise économique et financière » que Clemenceau dénonce.

Après une introduction sociologique et historique, le rapport note sur la partie économique de « la pauvreté du pays est extrême. Rien de comparable. Ni la Bretagne, ni les Hautes-Alpes, ni peut-être aucun pays d’Europe ne peuvent donner une idée du dénuement actuel de la Corse. Dans la plupart des villages, on ne connaît pas d'autre viande que le porc. Peu de légumes. Le pain et le fromage de chèvre constituent l'élément essentiel de la nourriture. Le Corse vit avec quelques sous par jour ». Il est ajouté que les échanges économiques sont « rares », que l’industrie est absente, même si, avec moins d’un millier d’ouvriers les grèves sont incessantes. L’impôt rentre mal et les finances publiques locales sont jugées exsangues. L’effort de l’Etat est important mais surtout concentré sur les mesures d’assistance mises en place à partir des années 1880 dans toute la France. Toutefois, malgré ce constat assez cataclysmique, le rapport Clémenceau ne propose que des pistes assez peu radicales en termes de mesures publiques : assainissement des plaines, amélioration des routes et du chemin de fer et surtaxe sur l’alcool pour remettre les finances locales à flot.

Ce rapport n’est pas très différent dans son analyse de celui de d’Adolphe Blanqui, présenté presque 70 ans plus tôt devant l’Institut royal de France (Adolphe Blanqui, « Rapport sur l'état économique et moral de la Corse en 1838 »). Ce célèbre économiste du XIXe siècle, inventeur probable de l’expression « révolution industrielle », posait notamment une question grave : « comment donc se fait-il que la Corse, si heureusement partagée sous le rapport du climat, du sol et des eaux, située au centre de la Méditerranée, à portée presque égale de la France, de l'Italie et de l'Espagne, ressemble aujourd'hui si peu aux pays qui l'entourent, et marche d'un pas si lent dans la carrière de la civilisation ? ». Suit un développement historique sur l’oppression des anciens maîtres et la générosité de la France, « qui a gouverné ce pays pour lui-même, pour le civiliser, non pour ne le pressurer ni le vendre, comme avaient fait ses anciens dominateurs ». Mais, le manque d’infrastructures, un territoire fragmenté, un intérieur « incompatible avec le progrès des richesses », l’insalubrité en plaine et une sécurité mal assurée par l’Etat plombent le dynamisme de l’île. Adolphe Blanqui note aussi un retard dans l’instruction publique, un désordre dans les titres de propriété ou sous-investissement dans l’agriculture et aussi l’industrie. Le manque de capital et la pauvreté de la masse des habitants empêchaient le développement de cultures, comme l’olivier qui nécessite un investissement initial important et un temps long avant maturité. Les points communs sont nombreux entre les deux rapports : constat d’un sous-développement chronique, de retard en termes de sécurité, de désorganisation politique, particularismes jugés rétrogrades voire dangereux. Selon G. Clemenceau, « des mœurs, des habitudes si différentes des nôtres ne peuvent coexister avec notre état social sans dommages pour la Corse et pour le pays entier ».

Certaines observations sont évidemment très contestables. Au sein de la population masculine à l’instruction, l’armée relève 3,6 % d’analphabètes et 11,6 % de jeunes sans instruction primaire développée, contre respectivement 3,0 % et 31,7 % pour l’ensemble de la France (annuaire statistique de 1911, données pour 1910). L’agriculture présente bien une situation de crise et des rendements sensiblement inférieurs aux autres départements mais elle produits encore en 1908 des céréales, du vin mais aussi des légumes et des viandes. Comme souligné précédemment, la situation économique est peu satisfaisante mais en rien catastrophique au début du XXe siècle. Les exportations agricoles sont solides jusqu’à la guerre de 1914-18, voire augmentent.

Plus largement, les statistiques disponibles montrent une reprise en cours à partir du milieu des années 1900. Les prix pratiqués pour les aliments sont dans la moyenne des prix de province, voire sensiblement inférieur pour les viandes. Les salaires pratiqués dans l’industrie et l’agriculture ne sont pas sensiblement en décalage par rapport à ces prix ou par rapport à d’autres départements périphériques. Rien ne justifie que les Corses ne consomment « pas d'autre viande que le porc » à cette époque. Les enquêtes agricoles contredisent d’ailleurs cette observation. Le tableau est volontairement noirci pour se conformer aux préjugés très négatifs du personnel politique et administratif parisien et ainsi justifier une action dans l’île. Les impôts rentrent bien, avec des progressions nettement supérieures à celles observées en moyenne et la fin d’exemption. Ramené au nombre d’habitant les recettes fiscales hors exemption perçues par l’Etat ne sont pas très différentes de celles perçues dans en Basses-Alpes, en Hautes-Alpes, en Ariège ou en Lozère. La position n’est certes pas très positive mais il n’y a pas de décalage si important avec d’autres départements ruraux à très faible industrie. A cause ou grâce à cette tonalité très politique, le rapport Clemenceau déclenche une action sur plusieurs fronts. Quasiment immédiatement, le budget du département de Corse est fortement augmenté, à 2,4 millions fr. en 1908 puis 2,7 millions fr. en 1910 par des aides directes de l’Etat (1904 : 1,3 M fr.).

Ensuite, conformément à la demande du rapport Clemenceau, une commission spécifique se met en place (Commission extraparlementaire et interministérielle présidée par M. Delannay et chargée d’étudier la situation actuelle de la Corse formée à la suite du rapport de 1908 de G. Clemenceau, Président du Conseil, Ministre de l’intérieur et dont les conclusions furent publiées en 1909). Un nouveau rapport est rendu public en 1909 et propose plusieurs pistes dans les domaines de l’agriculture, des transports, de la fiscalité (notamment une assimilation douanière) ou bien du statut des fonctionnaires (notamment, il est proposé à trois reprises la mise en place d’« avantages spéciaux pour les personnels envoyés en Corse »).

Il est difficile de dire dans quelle mesure les demandes de nature réglementaire – ne nécessitant pas de passer devant l’Assemblée nationale – ont été suivies par le gouvernement. En revanche, les éléments législatifs ont reçu peu d’écho de la part du gouvernement. Seule subsistera une réforme de la réglementation douanière appliquée depuis 1818 à la Corse. Absente dans le rapport Clemenceau, les critiques adressés au « statut douanier » dans le rapport Delannay sont fortes (« si l'industrie et le commerce sont restés en Corse à 1'état embryonnaire la cause en est principalement au régime douanier et tant que le même régime subsistera on est exposé à voir échouer toutes les tentatives qui pourraient être faites pour obtenir dans l'île des produits autres que les produits naturels ou même pour mettre en oeuvre certains de ces derniers »). Comme souligné précédemment, il est évident que le système de certificat d’origine n’est ni le plus simple, ni le plus rapide et encore moins un signal d’intégration économique. Toutefois, affirmer qu’« à part certaines exceptions, [les exportations de la Corse] sont atteints, à leur entrée dans les ports du continent de droits parfois plus élevés que ceux qui sont payés par les marchandises étrangères de la même espèce » est faux. Une franchise est accordée pour la quasi-totalité des productions locales expédiées de Corse vers le continent français, ce depuis plus de 80 ans. L’intégralité des marchandises exportées vers la France en 1910 est inscrite sur la liste des produits en franchise de droits.

En fait, l’assimilation douanière est surtout vue par les élus corses comme un levier pour obtenir de nouvelles recettes financières. L’exportation n’est qu’une justification de façade. Comme l’indiquent les procès-verbaux des échanges au sein du Conseil général en 1911, l’assimilation douanière doit permettre de récupérer au profit du département des taxes auxquelles la Corse échappait jusque-là. Il s’agit des droits de douane sur certaines importations ainsi que certains droits indirects. La lutte entre les élus corses et le gouvernement va être âpre entre 1910 et 1912. Les uns voulant que ces ressources soient attribuées au département, les autres s’y opposant. Finalement, la loi du 12 juillet 1912 modifie le régime douanier de la Corse et accorde une subvention annuelle au département. D’ailleurs, il convient de noter que la loi parle non pas de la fin du régime douanier mais juste de sa modification . Et un lien est fait avec une aide financière au département. Cette loi mentionne à son article 3 que « les produits naturels ou fabriqués, d'origine corse, expédiés dans la France continentale sous les conditions du cabotage, sont admis en franchise des droits ». On passe d’un système où les marchandises corses étaient assimilées à des marchandises étrangères mais exemptées de droit si elles étaient inscrites sur une liste et prouvaient leur lieu de production à un système où la franchise est de droit sous réserve d’une « origine corse ». Les notions de franchise et de preuve d’origine ne sont pas supprimées, elles sont même renforcées. Au fond, rien ne change vraiment. En revanche, les importations sont désormais « passibles des mêmes droits que dans la France continentale » sauf pour le café et les tabacs. La taxe de raffinage est introduite en Corse. Les propositions de taxations supplémentaires faites par Clemenceau en 1908 n’ont pas été retenues. De même, les spécificités fiscales survivantes découlant des arrêtés Miot de 1802 ou le statut départemental de 1811 ne sont pas remises en cause. En contrepartie, les taxes prélevées n’étant pas directement attribuées au département au grand dam des élus corses, la loi prévoit une dotation de 500 000 francs pour travaux d'intérêt public, versée pendant 50 ans au département. Le budget du département passe en 1913 à près de 3,7 millions de francs.

Les modifications provoquent dès 1912, une hausse des taxes sur les importations de près de 150 000 francs. En année pleine, il s’agit d’une hausse de près de 280 000 francs en 1913. Soit déjà près de la moitié de la subvention exceptionnelle. Les autres contributions indirectes introduites peuvent être estimées à environ 100 000 fr en rythme annuel. Au total, le gains net est faible (environ 120 000 fr. annuels). A nouveau, la hausse des impôts indirects est privilégiée alors que l’impôt sur les successions aurait pu être une option redistributive. Par la suite, dès la fin de la première guerre mondiale, l’inflation érode la subvention quinquagénaire. Réévaluée en 1919 puis en 1927 (à 2,5 millions fr.), la dotation sera supprimée en 1941 . La dotation de 50 ans n’a duré que 28 ans.

Comme indiqué précédemment, le statut douanier, bien que vidé de sa substance, perdure dans les textes, avec un titre spécifique et le maintien d'un territoire douanier à part.

L’assimilation douanière réelle ne se fera que sous la IVe République, lors de la recodification du Code des Douanes de 1948 qui supprime le titre sur le régime douanier de la Corse et précise que le territoire douanier national comprend désormais « les territoires et les eaux territoriales de la France continentale, de la Corse, des îles françaises voisines du littoral, et des départements d’outre-mer de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de la Réunion ». La preuve d'origine, qui n'était plus appliquée, disparaît définitivement.

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